§3. L’interprétation : comment passer du particulier au général ?

Dans ce type de méthode, la question centrale est bien sûr celle du passage du récit particulier à des conclusions générales. C’est ici que s’impose un aller-retour permanent entre observation et réflexion.

A. Comparer

Un récit de vie considéré isolément ne nous apprend rien ; il est impossible d’en dégager une quelconque généralité. Dégager l’universel du singulier n’est possible qu’à travers la comparaison entre différents récits : c’est la mise en rapport de cas particuliers qui autorise le passage du particulier au général. Multiplier les études de cas permet d’isoler similitudes et différences. On cherche à discerner sur le terrain la présence de tel ou tel élément, à en identifier les contours, à retrouver les diverses formes sous lesquelles cet élément est apparu afin de s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un pur produit de l’imagination.

Ce n’est qu’à cette étape, celle de l’analyse des discours et de leur confrontation, que les récits de vie dévoilent progressivement toute leur richesse. Y déceler une multitude d’indices permet d’échafauder hypothèse après hypothèse, de tester ces dernières par la comparaison et de ne garder que les plus pertinentes pour la construction du modèle. C’est ici qu’intervient la fonction analytique du récit.

Les premières comparaisons autorisent l’interprétation. Au fur et à mesure que progresse la recherche, qui s’appuie donc sur un aller-retour permanent entre observation et théorisation, les comparaisons ultérieures mettent à l’épreuve les premières interprétations, les confirment et les consolident, parfois les affaiblissent. Il faut alors modifier les hypothèses. Découvrir le général au coeur des formes particulières passe par la recherche de récurrences d’un parcours de vie à l’autre. Une fois qu’on les a décelées, encore faut-il les ordonner, et surtout chercher systématiquement à en dégager une signification commune. Dégager toutes les significations que chaque récit porte en lui serait vain et infini. On se limite à celles qui sont pertinentes pour l’objet de la recherche et qui prennent alors le statut d’« indices ». La grille d’entretien, orientée autour d’un nombre limité de questions clefs, est un premier filtre. Un second filtre est nécessaire lors de la reconstitution des récits : une grille d’analyse précise doit permettre d’orienter la comparaison, d’en dégager la singularité et la continuité [Bertaux, 1997 ; Kaufmann, 1996]. Dans ce travail d’agencement des récits, deux types de lectures se succèdent : une lecture diachronique, qui rend compte des biographies personnelles, et une lecture thématique, qui dépend de l’objet de recherche.

On observe des techniques de cloisonnement des flux monétaires : est-ce possible de déceler une ou plusieurs logiques sous-jacentes, ou bien chacune de ces techniques obéit-elle à sa propre méthode ? On observe à plusieurs reprises un sentiment de « honte ». Est-ce le produit d’une étape particulière de l’histoire personnelle des femmes, qui en serait dès lors indissociable ? Ou bien peut-on déceler des origines récurrentes, des recoupements entre les différentes trajectoires ? On observe que certaines femmes ont une attitude particulièrement revendicative à l’égard des services sociaux : est-ce simplement la traduction d’un conflit de personnes ? Ou bien cette revendication s’enracine-t-elle dans les logiques communes ? On constate que certaines femmes font preuve d’un véritable « ascétisme » en matière de gestion, tandis que d’autres au contraire sont plutôt « laxistes » : est-ce simplement le fruit d’une histoire et d’une psychologie personnelle ou bien est-ce possible de dégager des tendances plus générales ? On constate que certaines femmes sénégalaises apprécient l’accès à un crédit formel car il limite les sollicitations des « parasites » (la famille). Cette réaction se limite-elle à quelques femmes exaspérées par leur entourage, ou traduit-elle l’essoufflement du mode de protection communautaire ?

Progressivement émergent des « types », des « catégories », des logiques d’actions communes qui se développent en réaction à telle ou telle situation. Toutefois, avant d’en arriver à ce stade, l’interprétation est nécessaire.