La qualité de la relation détermine la qualité des informations collectées. Elle est d’autant plus déterminante que l’on aborde des questions dont certaines dimensions sont aussi intimes que les pratiques monétaires et financières110. L’entretien repose sur un type de communication assez particulier. D’un côté il est suscité, voulu ; de l’autre il est plus ou moins accepté ou subi. Nous interprétons ce que nous entendons par rapport à nos cadres de pensée. Nous évaluons les paroles prononcées en fonction de l’image que nous nous faisons de celui qui les prononce. Entrent en jeu les regards mutuels et notamment l’appréhension du regard d’autrui sur soi. La différence de position entre l’enquêteur et l’enquêté est ici décisive : différence de sexe, d’âge, de culture, de milieu social. Quelle image les femmes souhaitent-elles donner d’elles-mêmes ? Faire preuve de ténacité, de persévérance, d’énergie pour inspirer respect, estime, voire admiration, ou au contraire exhiber la pauvreté pour susciter compassion et attendrissement sont deux réactions possibles. Ici encore, la manière dont l’enquêté se donne à voir ne doit pas être considérée seulement comme une déformation ; elle est partie prenante du contenu puisqu’elle renvoie au système de valeurs de la personne.
L’objectif est de faire disparaître, ou du moins de limiter les blocages pendant le temps privilégié de l’entretien. Il doit s’établir un processus de communication. Les mécanismes de défense de l’enquêté sont déjà une source d’information. Dans notre étude sur le passage à l’euro, bon nombre de femmes, dans un premier temps, refusaient l’entretien. Elles estimaient que c’était du ressort de leur époux, ou encore qu’elles n’avaient rien à en dire. C’était déjà un élément précieux.
C’est pourquoi la mise en contact, évoquée plus haut lors de la commande sociale, revêt autant d’importance : qui nous a « envoyé », par qui est-on « recommandé » ? Pour l’enquêteur, évoquer le statut d’étudiant est un atout précieux, il évite les suspicions et attire d’emblée la sympathie. Éveiller l’intérêt de l’enquêté, le rassurer, est essentiel. Le choix du lieu est également primordial. Au Sénégal, deux types de lieux ont été combinés : le domicile dans un premier temps, qui permet de respecter la teranga (l’hospitalité), le lieu de travail dans un second temps, afin de suivre les femmes dans leur activité et dans leurs relations quotidiennes. En France en revanche, la plupart des entretiens se sont déroulés dans des lieux neutres ; il fallait préserver une intimité que les femmes auraient parfois eue « honte » de dévoiler.
L’apparence de l’enquêteur, aussi anecdotique puisse-t-elle paraître, ne doit pas être négligée. Au Sénégal, l’entretien s’est souvent apparenté à un véritable rituel. Les femmes ont souvent revêtu leurs plus beaux habits et bijoux. En milieu rural, visite et présentation au chef du village sont un préalable indispensable, puis l’accueil au domicile, l’inévitable repas, la présentation aux membres de la famille. Ce n’est qu’ensuite que l’entretien peut commencer. Face à de tels honneurs, il faut faire acte de réciprocité ; l’enquêteur doit aussi soigner son apparence. En France en revanche, nous avons privilégié la simplicité. Dans des milieux où tout signe distinctif s’apparentant à de la « bourgeoisie » suscite tant la méfiance, la jalousie que le mépris, c’était indispensable.
Au fur et à mesure de l’entretien, si les questions sont bien posées, la relation de confiance progresse et la qualité des informations suit. L’enquêté revient sur certains points qu’il avait dissimulés ou « oubliés ». Mais la relation de confiance doit également être précieusement entretenue. La moindre maladresse peut mettre fin à l’entretien. Il arrive parfois qu’il se termine brutalement, lorsque l’enquêteur n’a pas su préserver l’intimité. Dans la plupart des cas, l’entretien a duré beaucoup plus longtemps que prévu, même pour celles qui disaient avoir « très peu de temps » à nous consacrer. Les femmes prenaient finalement beaucoup de plaisir à répondre aux questions. Paradoxalement, c’est nous qui étions remerciés en fin d’entretien.
Enfin dans ce genre d’entretien, il faut être capable de s’adapter et d’exploiter les imprévus. Si la présence des autres membres de la famille doit être évitée, parfois on ne peut pas la refuser. Il faut savoir alors en tirer parti, en profiter pour confronter les différents points de vue, pour étudier et observer les relations intra-familiales, quitte à revenir ultérieurement pour procéder à un second entretien.
Rappelons que dans le cadre théorique proposé ici, les pratiques doivent être comprises dans une triple dimension : à la fois rapport à la totalité sociale, à ses pairs, et à soi.