Seconde partie
la construction sociale de la dimension sexuée de la monnaie

Introduction

La monnaie comporte une dimension sexuée et cette spécificité reflète la dimension sexuée des droits et des obligations, sur laquelle la monnaie est venue se greffer. Cette partie vise à mettre en évidence ce processus, en insistant sur la construction sociale de ce caractère sexué. Notre but n’est pas d’en dresser une liste. Ce serait vain, car les manifestations et les expressions que cette dimension sexuée est susceptible de revêtir sont multiples et en perpétuel renouvellement. Notre projet vise plutôt à décomposer les mécanismes de cette construction. Au cours de la première partie de notre réflexion, un certain nombre d’hypothèses ont déjà été énoncées ; nous proposons ici de les mettre à l’épreuve et de les confronter à des données empiriques.

L’une de ces hypothèses consiste à établir un lien dialectique entre l’usage de la monnaie d’une part, et les relations de droits et d’obligations qui régissent les rapports sociaux d’autre part. Pour rendre compte de cette dialectique, nous avons suggéré de penser la monnaie en termes d’institution et d’appropriation.

En tant qu’institution, la monnaie est un ensemble de règles constituant le sens de l’action tout en étant dynamiquement constitué par celle-ci et c’est précisément cette dynamique qui sous-tend la notion d’appropriation : elle désigne la manière dont les acteurs s’accommodent d’un cadre au vu de leurs propres motivations et de leurs propres contraintes.

Cette particularité sexuée de la monnaie est tout d’abord, très simplement, une question d’accès. Hommes et femmes ne bénéficient pas du même droit d’accès à la monnaie. Les restrictions sont explicites ou implicites, elles prennent la forme de lois ou de conventions d’usage ; elles sont parfois directes, mais le plus souvent indirectes, par le truchement d’un accès limité à la sphère des activités dites marchandes. Cette restriction d’accès va généralement de pair avec une certaine spécialisation des femmes dans les sphères non marchande et non monétaire, dans le domaine de la réciprocité et du don contre don, encore qualifié d’activités de proximité.

Cette particularité sexuée de la monnaie est également une question d’usage ; elle soulève donc inévitablement celle des préférences. En effet, si les femmes emploient la monnaie de manière spécifique, n’est-ce pas tout bonnement une question de préférences ? Si les femmes exercent plus souvent des activités non rémunérées, c’est peut-être qu’elles sont plus enclines que les hommes à consacrer aux autres du temps, de l’énergie, et donc leurs propres ressources, pourrait-on arguer. Ne dit-on pas que les femmes ont une certaine propension à l’« altruisme » ?

Avant même de nous pencher sur le caractère sexué de la monnaie, c’est ce premier point que nous suggérons d’approfondir : peut-on parler de préférences « sexuées » et cela a-t-il un sens de parler d’« altruisme » féminin ? (chapitre 4). Ces deux interrogations ont suscité maints commentaires, tant de la part des économistes de la famille111 que des féministes. Au-delà des spécificités propres à chaque approche, la plupart d’entre elles souffrent d’un écueil commun qui consiste à opposer motivations « intéressées » et « désintéressées ». En reprenant les travaux d’Amartya Sen relatifs aux relations intrafamiliales, nous montrons que la spécialisation des femmes dans les activités de proximité ne peut s’interpréter à partir d’un facteur unique. Elle résulte d’une pluralité de facteurs où les aspirations personnelles et le souci d’autrui s’entremêlent avec des contraintes de degré divers, depuis l’impératif de survie jusqu’au simple respect de normes sociales en vigueur, en passant par l’intériorisation d’un sens du devoir et du dévouement. Du fait de l’interaction entre pratiques et représentations, du fait de mécanismes d’adaptation des préférences et d’effets de « hiérarchie enchevêtrée » qui en découlent, faire la part de ces différents facteurs s’avère très délicat. Une première conclusion s’impose toutefois : l’opposition entre mobiles intéressés et désintéressés apparaît surtout comme une reconstruction normative de la réalité.

Si d’un point de vue analytique l’opposition est erronée, il reste qu’elle imprègne les comportements : elle ne fait pas seulement partie des catégories forgées par le savoir « scientifique », elle est également au coeur du savoir « populaire ». Si l’on admet que les deux types de savoirs sont en communication permanente et se nourrissent mutuellement, alors il peut être utile de revenir sur la construction historique de ce cloisonnement. L’éclairage historique est doublement fructueux : il révèle le caractère arbitraire et relatif de cette construction ; il en dévoile également la dimension sexuée. Enfin, ce détour est incontournable pour reconstituer les mécanismes d’appropriation monétaire et leur dimension sexuée. C’est l’objet des chapitres 5 et 6.

Luc Boltanski et Laurent Thévenot [1991], pour élaborer le modèle de justice des économies de la Grandeur, se sont attachés à démonter la construction historique des différents espaces de la vie quotidienne et celle de leur disjonction, ainsi que les implications en termes de sens du juste au quotidien. Concernant les espaces marchand et civique, ils soulignent à quel point l’élaboration de ces deux espaces s’est faite en opposition aux liens de subordination propres à l’espace privé-domestique. Une relecture « sexuée » de leur raisonnement peut difficilement nier que cette opposition comporte également une dimension fortement sexuée. Il est relativement aisé de montrer que la pensée dite moderne oppose de manière radicale l’autonomie masculine et la dépendance féminine, et que cette première opposition en appelle d’autres qui se recoupent et se confortent mutuellement : marchand / non marchand, professionnel / familial, production / reproduction, égoïsme / altruisme.

L’implication en termes d’appropriation monétaire est double. Premièrement, les frontières des activités marchandes sont nettement définies, l’espace privé-domestique en est exclu. Deuxièmement, l’image de la dépendance féminine imprègne à la fois l’accès des femmes à la monnaie et l’usage qu’elles en font (plus précisément qu’elles sont supposées en faire) quand elles y ont accès. Cette image se traduit par un marquage sexué des revenus féminins qui l’exprime et en renforce la portée (chapitre 5).

La grille de lecture des économies de la Grandeur se révèle également féconde pour éclairer une autre forme d’appropriation monétaire et de marquage sexué de la monnaie, empruntée à un contexte qui n’a pas connu la pensée dite moderne, et qui par conséquent est étranger aux oppositions marchand / non marchand, professionnel / familial, production / reproduction, égoïsme / altruisme. Comme précédemment, l’implication en termes d’appropriation monétaire est double. La frontière de l’espace marchand est définie de manière beaucoup plus floue ; en particulier, elle ne s’oppose pas à l’espace domestique. Par conséquent, le marquage sexué de la monnaie emprunte d’autres voies, combinant par exemple obligations familiales et trajectoires entrepreneuriales (chapitre 6).

Au total, deux figures distinctes de l’appropriation sexuée de la monnaie sont mises en évidence. La première insiste sur les effets d’inertie : elle montre comment les relations de droits et d’obligations sexuées résistent à l’intrusion d’un instrument homogène qui fragilise la division sexuée des rôles. L’appropriation, qui s’exprime par le marquage et la personnalisation des flux monétaires en fonction de l’identité de leur détenteur, autorise le maintien des droits et des obligations sexués (chapitre 5). La seconde insiste au contraire sur le potentiel d’évolution des obligations par l’usage de la monnaie. Si celle-ci ne dissout pas les droits et les obligations, il reste qu’elle facilite leur transformation (chapitre 6).

Finalement, trois éléments vont être mis en évidence au cours des trois chapitres qui suivent : la construction sociale des préférences féminines et leur dimension autorenforçante, du fait d’une interaction permanente entre pratiques et représentations ; la construction sociale de l’articulation entre marchand et non marchand ; et enfin la diversité de marquages sexués de la monnaie qui en résulte, illustrant le caractère illusoire d’une conception instrumentale de la monnaie.

Notes
111.

Le terme famille a été défini au chap. 2, sect. 1.