Introduction

Dans bon nombre de cultures, être femme, c’est s’occuper naturellement d’autrui. On attend généralement des femmes qu’elles assument davantage de responsabilités familiales que les hommes [Badgett et Folbre, 1999]. Jacques Godbout, dans son ouvrage L’esprit du don [1992], accorde un chapitre spécifique aux femmes. « De toute évidence, nous dit-il, il y a quelque chose de particulier, un lien spécial entre les femmes et le don, commun à toutes les sociétés » [Godbout, 1992, p. 54]. Il nous rappelle que la femme a été de tout temps un symbole du don. Par exemple, dans la mythologie grecque, la première femme a pour nom Pandora, celle « qui donne tout » [Godbout, 1992, p. 54]. Dans la plupart des sociétés, elle est « donnée » en mariage. La littérature anthropologique nous enseigne qu’elle est considérée comme un cadeau dans les systèmes de parenté de la plupart des sociétés.

La nature et la reconnaissance des « vertus » féminines sont au coeur des réflexions féministes en général, et des réflexions économiques féministes en particulier : les femmes sont-elles réellement altruistes ? Peut-on parler d’une éthique spécifiquement féminine ? Y a-t-il spécificité ou est-ce simplement le résultat de projections sexistes ? Si spécificités il y a, sont-elles de nature biologique, sont-elles le fruit d’un rapport de force ou encore d’une construction sociale ou culturelle ? Si la question mérite d’être posée, il n’est pas certain qu’un argument unique et définitif s’impose ; il semble plutôt qu’il faille se contenter d’une pluralité d’arguments. Une première section propose un panorama des différentes explications proposées pour justifier de cet altruisme féminin. Tant les approches économistes que féministes souffrent d’incomplétude : à vouloir réduire l’altruisme à un principe unique, elles négligent la complexité et l’ambivalence dont fait preuve toute action humaine. Le cadre théorique proposé par Sen permet de dépasser les limites inhérentes aux différentes approches : la famille ne peut être un espace ni de pure coopération, ni de conflit permanent. En outre, « l’altruisme » féminin combine une pluralité de mobiles, mêlant compassion, souci de réciprocité, sens du devoir et de l’obligation et respect de normes sociales, celles-ci étant profondément sexuées. La notion de métapréférences trouve ici toute sa pertinence. Ceci n’exclut pas les mécanismes de domination du fait de la présence de préférences adaptatives. De ce fait, les femmes ont tendance à minimiser leur intérêt personnel ; elles ont tendance également à minimiser leur contribution au bien-être familial.

La notion de préférences adaptatives est au coeur du modèle proposé par Sen, toutefois il n’approfondit guère les soubassements de cette notion. De quelle marge de manoeuvre disposent les femmes, peut-on alors se demander ? Sont-elles condamnées à reproduire leur propre sujetion ? D’un point de vue théorique, comment concilier la prise en compte des normes sociales et le rôle des acteurs ? Comment rendre compte de la dialectique entre microéchelle et macroéchelle ? Décomposer le processus d’élaboration des préférences, en insistant sur leur dimension à la fois sociale et cognitive et en soulignant l’imbrication entre pratiques et représentations, met en évidence les effets d’inertie. C’est l’objet de la seconde section. Évoquer le poids des normes sociales ne revient en aucun cas à tomber dans quelque structuralisme. Nous reprendrons largement les arguments de John Stuart Mill, énoncés à la fin du XIXe siècle, époque où l’on se demandait si la femme est proche du fou, de l’enfant ou du barbare. La réflexion qu’il propose au sujet de ce qu’il appelle le « caractère » féminin, reste d’une actualité saisissante, même si on peut lui reprocher d’avoir sous-estimé la force des normes sexuées et négligé leur inertie.