Le modèle établi par Gary Becker oppose la sphère du marché, où règne une concurrence sauvage entre individus parfaitement égoïstes, à la sphère de la famille, lieu homogène considéré comme espace de complémentarité et de redistribution équitable de ressources, au sein duquel règne l’altruisme et la coopération de tous pour un bien-être commun112.
‘« Dans mon analyse, écrit Becker, la ‘réaffectation optimale’ résulte de l’altruisme et de contributions volontaires, et la ‘fonction de préférence du groupe’ est identique à celle du chef de famille altruiste, même lorsqu’il n’exerce pas un pouvoir souverain » [Becker, 1981, p. 192]113. ’L’« altruisme » et les « contributions volontaires » évoqués par Becker ont toutefois une connotation tout à fait particulière qu’il convient d’expliciter. Le modèle postule que la famille est composée de membres rationnels et égoïstes et d’un chef de famille considéré comme « altruiste » car sa fonction d’utilité représente le bien-être de l’ensemble des membres. Le chef de famille centralise l’ensemble des ressources (issues du capital, du travail ou de la terre) qu’il réunit dans un « pot commun » (pooling income). Il se charge ensuite de les répartir entre les membres. Sa présence suffit pour inciter chacun à agir dans le sens de l’intérêt collectif et donc à contribuer « volontairement ». Si l’un des membres (conjoint ou enfant) venait à se comporter comme un « passager clandestin », le chef de famille le rappellerait à l’ordre et diminuerait la part des ressources à laquelle il a droit. Le chef de famille se comporte finalement comme un « dictateur bienveillant » (benevolent dictator). Il supervise les actions des uns et des autres, mais sans pour autant exercer un pouvoir souverain : chacun trouve un intérêt dans ce fonctionnement coopératif, du fait des avantages comparatifs de chacun et de la division des tâches et des responsabilités. En effet, la cohérence du modèle repose sur l’hypothèse selon laquelle toute décision de production ou de consommation au sein de la famille est régie par la logique des avantages comparatifs.
Si l’on s’en tient aux époux, la division sexuée des tâches viendrait tout simplement d’un différentiel de productivité entre hommes et femmes et d’un souci d’efficience productive qui conduirait à exploiter ce différentiel par la spécialisation. Les époux n’ayant pas a priori les mêmes productivités, l’efficacité voudra que l’un des deux se spécialise entièrement dans son champ de compétence. L’épouse, en raison de l’éducation sexuée qu’elle a reçue ou bien de son investissement plus important auprès des enfants, fait généralement preuve d’une productivité domestique supérieure à celle de son mari114. En outre, la configuration du marché de l’emploi salarié la condamne le plus souvent à ne gagner qu’un salaire d’appoint. Elle aura donc tendance à se spécialiser dans les tâches domestiques. La logique des avantages comparatifs permet d’étudier les décisions d’allocations du temps (choisir une activité rémunérée ou rester au foyer), des revenus (choix des dépenses et de la consommation) et de la fécondité (nombre d’enfants). Un des résultats obtenus est que la division sexuée des responsabilités est une forme d’organisation conjugale optimale au sens de Pareto, et que le choix des conjoints s’explique par ce souci d’optimalité. L’« altruisme » des membres de la famille – le fait qu’ils contribuent « volontairement », mais aussi qu’ils renoncent « volontairement » à certaines occupations (activité rémunérée, loisir) – n’est finalement que le fruit d’un calcul intéressé. Concernant l’« altruisme » féminin, celui-ci serait le résultat combiné de facteurs sociobiologiques et d’une volonté de productivité optimale.
Deux types de critiques peuvent être avancés.
Il y a tout d’abord un problème purement théorique qui tient au caractère excessivement restrictif des hypothèses de départ. Effectivement, dès lors que le ménage a pour seul objectif la consommation, dès lors qu’il se considère comme une structure stable (c’est-à-dire que chacun est garanti de pouvoir échanger avec l’autre une partie de sa production), dès lors, enfin, que la manière de produire n’a pas d’incidence sur la manière de partager (c’est-à-dire qu’aucune des deux activités n’est plus valorisée que l’autre pour donner à celui qui se spécialise un pouvoir sur l’autre) alors la division sexuée du travail est la forme optimale d’organisation conjugale [Brossolet, 1993]. Mais le modèle proposé n’est plausible que si ces trois conditions sont respectées. En revanche, dès lors que l’on élargit les mobiles poursuivis (par exemple vouloir mener une activité rémunérée pour l’épanouissement qu’elle procure et pas seulement pour les revenus), dès lors que l’on introduit la notion de temps et d’incertitude (les risques de rupture et leur anticipation par les conjoints), dès lors enfin que l’on introduit les rapports de pouvoir, alors le modèle ne tient plus, et l’ « altruisme » des différents membres prend une toute autre connotation. Concernant le chef de famille, sa « bienveillance » n’est-elle pas davantage liée « à sa position dans le jeu – son pouvoir, serait-on tenté de dire » ? [Pollack, 1994, p. 148]115. Concernant les autres membres, l’« altruisme » dont ils font preuve ne reflètent-ils pas tout simplement l’absence de choix ? Comme le suggère Nancy Folbre [1986],
‘« l’idée selon laquelle femmes et enfants renoncent volontairement aux loisirs, à l’éducation ou à la nourriture serait beaucoup plus convaincante s’ils étaient en position de demander la part à laquelle ils ont réellement droit » [Folbre, 1986, p. 251]116. ’Rejeter ces trois conditions conduit également à abandonner l’hypothèse de la « préférence commune »117. Celle-ci postule que les dépenses familiales sont indépendantes de l’identité de celui qui perçoit le revenu. Elle postule également que la demande de consommation de la famille dépend de son revenu global (le « pot commun ») et non des revenus individuels de ses membres. L’hypothèse de la préférence commune comme celle du « pot commun » ne correspondent qu’exceptionnellement à la réalité. La mise en commun des ressources n’est qu’un mode de gestion possible, nous l’avons évoqué au chapitre 2118.
Se pose ensuite un problème d’ordre éthique. Bon nombre d’observations empiriques permettraient de valider certaines hypothèses, notamment le fait que les femmes ont davantage tendance à faire des choix au nom de l’intérêt collectif familial, ou bien le fait que leur choix professionnel est souvent subordonné à leur vie familiale. Un problème essentiel se pose toutefois : considérer les normes et les priorités de chacun comme acquises. Les actions révèlent les préférences. Cette rationalisation a posteriori a une dimension fortement tautologique et conduit tout naturellement à renforcer les inégalités de départ119. S’il y a inégalité entre les membres, elle est issue d’une préférence commune pour l’inégalité et cette inégalité est considérée comme efficiente120. Dans cette optique, n’importe quelle discrimination peut être démontrée et donc légitimée en termes de préférences, de goût pour l’altruisme ou de sacrifice volontaire [Folbre, 1986]121.
Il reprend en cela le modèle du « consensus » proposé par P. Samuelson, selon lequel les conjoints s’entendent pour établir une fonction d’utilité commune et unique. Compte tenu du cadre théorique adopté jusqu’à présent, le modèle proposé par Becker aurait pu être d’emblée rejeté. Nous avons quand même souhaité en exposer les grandes lignes compte tenu de l’influence dominante qu’il a eu, et qu’il continue d’exercer, sur la manière dont la discipline économique envisage les décisions et les relations intra-familiales.
« In my approach the ‘optimal reallocation’ results form altruism and voluntary contributions, and the ‘group preference function’ is identical to that of the altruistic head, even when he does not have sovereign power » [Becker, 1981, p. 192].
Il écrit par exemple : « I suggested [...] that men and women have intrinsically different comparative advantages not only in the production of children, but also in their contribution to child care and possibly to other activities. Such intrinsic differences in productivity would determine the direction of the sexual division by tasks and hence sexual differences in accumulation of specific human capital that reinforce the intrinsic differences » [Becker, 1985, p. S41]. Il précise qu’il ne s’intéresse pas à l’origine de cet avantage comparatif, il évoque simplement le fait qu’elle est probablement d’origine biologique, éventuellement renforcé par une discrimination sur le marché de l’emploi salarié.
« The crucial postulate of the model is not the altruism of Becker’s altruist, but his position in the game – one is tempted to say, his ‘power’ » [Pollack, 1994, p. 148].
« The suggestion that women and children ‘voluntary’ relinquish leisure, education, and food would be somewhat more persuasive if they were in a position to demand their fair share » [Folbre, 1986, p. 251].
Comme le suggèrent F. Bourguignon et alii, aussi paradoxal que cela puisse paraître, « household economics has not taken individualism seriously enough » [1995, p. 1090]. Notons que J. Galbraith critiquait vivement cette hypothèse de fonction d’utilité commune, accusant ses partisans de l’avoir « inventée » pour « travestir » le rôle de la femme, pour éviter de « violer l’intimité du ménage », et ce faisant pour évacuer la question des rapports de pouvoir intra-familiaux et des « sacrifices » que l’on exige des femmes (qui, en aucun cas selon lui, ne s’apparentent à un quelconque altruisme) [Galbraith, 1974, pp. 54-55].
Ont été cités de multiples travaux empiriques montrant qu’au sein d’une famille, revenus masculins et féminins non seulement ne sont pas mélangés, mais sont affectés à des usages précis (chap. 2, sect. 1). Nous reviendrons sur ce point dans le chapitre suivant (sect. 2).
Notons qu’une autre critique porte sur la question de l’infériorité des salaires féminins : dans l’approche de Becker, cette infériorité provient essentiellement des avantages comparatifs, qui conduisent les femmes à s’impliquer moins dans des activités rémunérées et donc à être moins productives. Même si Becker reconnaît qu’il peut y avoir discrimination au départ (c’est-à-dire un salaire inférieur pour une même productivité), cette discrimination n’est selon lui que secondaire par rapport à l’investissement différencié que les deux époux vont être amenés à développer. Au total, lutter contre les inégalités de salaire ne peut passer que par une évolution de la division sexuée des tâches au sein de la famille : lorsque les hommes s’impliqueront davantage dans les tâches domestiques, alors les femmes pourront davantage s’impliquer dans des activités rémunérées, être plus productives et donc bénéficier de salaires équivalents à ceux des hommes [Becker, 1985].
Citons par exemple les travaux de M. Rozenweig et P. Shultz [1982] : à partir de données collectées auprès de familles indiennes, ils montrent que les inégalités de traitement entre garçons et filles ne sont pas « injustes ». Elles résultent d’un calcul tout à fait « rationnel » car elles sont « efficientes » (au sens de Pareto) : l’« investissement » dans le « capital humain » masculin contribue à accroître le salaire des garçons, ce qui profite ensuite à l’ensemble de la famille, garçons et filles comprises.
Cette question nous renvoie plus généralement à l’incomplétude fondamentale de l’optimum de Pareto, évoquée au chap. 1, dans la mesure où n’est pas prise en compte la répartition des dotations initiales.