B. L’incomplétude des modèles de négociation

En réaction au caractère irréaliste de l’hypothèse de la « préférence commune », ont été développés depuis le début des années quatre-vingt des modèles dits de « négociation ». Ces modèles, basés sur la théorie des jeux, visent à rendre compte de la dimension stratégique des relations intra-familiales122. Une première formulation représente ces relations à travers un modèle dit « coopératif ». L’hypothèse de préférence commune est rejetée, par contre celle de répartition optimale des ressources est conservée : les décisions du ménage sont considérées comme efficientes au sens de Pareto [Bourguignon et alii, 1993 ; Browning et alii, 1994]. Cette seconde hypothèse repose elle-même sur des suppositions douteuses : l’information serait relativement bonne et non assymétrique, les acteurs auraient la possibilité à moindre coût de faire respecter à l’autre ses engagements. L’hypothèse de l’optimalité parétienne ne nous semble pas défendable123.

Dans les modèles non coopératifs, les hypothèses relatives au partage de l’information et au respect des contrats sont rejetées ; l’optimum de Pareto n’est qu’un cas particulier des issues possibles du jeu. On postule que les membres de la famille sont susceptibles d’avoir des préférences différentes et conflictuelles et que les décisions de chacun sont le fruit d’un processus de négociation. Le résultat de la coopération reflète le pouvoir de négociation des deux parties, pouvoir qui dépend lui-même du « point de menace » (threat point) des deux conjoints (situation dans laquelle ils se trouveraient si la négociation venait à échouer). Comment ce « point de menace » est-il déterminé ? Formulée lors des premières modélisations en termes de revenus (le pouvoir de chacun est fonction de son revenu), la notion de « point de menace » a progressivement été élargie. Marjorie MacElroy [1990] propose de tenir compte également des facteurs extérieurs (« extra-environnementaux »), tels que l’existence (ou non) de mesures législatives susceptibles de protéger les mères de famille monoparentales124, l’existence (ou non) d’alternatives en cas de rupture125. Dans la plupart des contextes, ces facteurs sont défavorables aux femmes et les incitent à adopter une position de repli126. À ces facteurs liés à l’environnement extérieur, le modèle de Shelly Lundberg et Robert Pollack [1994] propose d’ajouter des facteurs inhérents au couple, et notamment les normes socioculturelles des deux conjoints. Par exemple, s’en remettre à la division traditionnelle du travail et du revenu est un moyen d’éviter la discussion ; c’est en quelque sorte un « point focal » facilitant la coordination des deux partenaires du couple.

Quelles que soient les approches adoptées, les modèles parviennent tous à la même conclusion : les femmes sont systématiquement en position de faiblesse pour négocier et cette faiblesse explique leur choix et leur « altruisme » en matière d’affectation de leur temps et de leurs revenus. Les modèles de négociation ont le mérite incontestable de ne pas considérer la famille comme une « boîte noire ». Par ailleurs, l’équilibre ainsi atteint étant jugé non optimal, les conclusions opérationnelles ne reviennent pas à encourager le statu quo mais à se prononcer en faveur de mesures susceptibles d’accroître l’aptitude des femmes à la négociation127. On note donc aussi une certaine avancée d’un point éthique. Cependant, pour prétendre proposer des mesures réellement opérationnelles, ne faut-il pas approfondir la question de l’origine des facteurs de faiblesse de la négociation féminine ? On se heurte ici à l’éternel problème de la théorie des jeux. Celle-ci cherche à inventorier des choix à l’intérieur d’un cadre donné, encore qualifié de « structure » du jeu. À partir de cette structure de jeu, le modélisateur se focalise sur la notion d’équilibre : combien d’équilibres possibles ? Sont-ils optimaux ? Sont-ils stables ? En revanche, rien ne permet de rendre compte de l’origine de l’équilibre réellement atteint [Walliser, 1989]. Etant donné la multiplicité des équilibres possibles, le choix fait nécessairement appel à un élément extérieur au jeu128. Le problème n’est finalement résolu qu’en partie. Pour aller plus loin, ne faut-il pas « endogénéiser » ces facteurs ? N’est-ce pas la formation de la « structure » du jeu qui importe, plus que le jeu lui-même ?

Notes
122.

Les premiers modèles de ce type ont été développés par M. McElroy et M. Horney [1981], M. Manser et M. Brown [1980].

123.

Nous suivons en cela H. Alderman et alii [1995].

124.

Notamment les mesures obligeant les pères à respecter leurs responsabilités familiales en cas de divorce et les prestations sociales destinées aux mères de famille monoparentales.

125.

Notamment l’opportunité de se remarier : celle-ci dépend de normes culturelles, par exemple la manière dont l’opinion publique juge les femmes divorcées ; elle dépend également du ratio hommes / femmes. Une alternative consiste aussi à retourner dans sa famille natale. Ici encore, l’option est plus ou moins envisageable selon les contextes culturels. Aux critères proposés par M. MacElroy, on peut rajouter les opportunités de mener des activités génératrices de revenus, ainsi que la possibilité de migrer : c’est ce que montrent M. Roldan [1988] au sujet des femmes mexicaines et P. Pessar [1988] au sujet de la République Dominicaine. Enfin, comme facteur négatif, on peut citer l’appréhension de problèmes de discipline avec les enfants, évoqué par exemple par les femmes mexicaines [Roldan, 1988].

126.

Selon N. Folbre, seules la France et la Suède sont parvenues à mettre en place des mécanismes aptes à faire respecter, au moins en partie, les obligations familiales des pères divorcés [Folbre, 1997, p. 184].

127.

Par exemple, le modèle de S. Lundberg et R. Pollack [1993] conclut à la nécessité de modifier « l’environnement » du jeu. Ils évoquent les prestations sociales en cas de divorce et les gardes d’enfants et en proposent une modélisation.

128.

S. Lundberg et R. Pollack écrivent d’ailleurs : « [the] economic models of distribution between men and women focus on the subgame of bargaining within a particular marriage and the real action is elsewhere – in the prior game that determines social norms and gender roles. Although individual men and women take the outcome of this earlier game as given, economists should not, so it determines the institutions and norms that affect the play in a particular marriage » [Lundberg et Pollack, 1994, p. 152].