A. L’universalisme : l’incomplétude des approches en termes de domination

Les approches qualifiées d’ « universalistes » ont ceci en commun que, exception faite des spécificités reproductives, dans l’absolu, rien ne distingue les deux sexes. Si spécificité il y a, elle ne peut être que le produit d’une domination.

Pour le féminisme matérialiste, inspiré du marxisme, la base de la domination est matérielle : les hommes s’approprient la force de travail des femmes, condamnées à se dévouer pour les autres puisqu’une large partie de leurs activités n’est ni comptabilisée (occultée de la comptabilité nationale), ni rémunérée. Les femmes représentent une classe homogène dans la mesure où la très grande majorité d’entre elles est soumise à un rapport de production assimilable à de l’exploitation130.

Pour le féminisme du patriarcat, la base de la domination est sexuelle : les hommes sont accusés de s’approprier la sexualité et le corps des femmes [MacKinnon, 1987].

Pour d’autres approches encore, la domination est de nature symbolique. Pierre Bourdieu, lorsqu’il explore les fondements de La domination masculine [1998], s’inscrit dans cette optique.

Quelle que soit son origine (matérielle, sexuelle ou symbolique), ce processus de domination ne peut conduire qu’à l’aliénation : dépossédées de leur corps et / ou de leur force de travail, les femmes finissent par être dépouillées de leur propre conscience et par adhérer à des normes conformes aux intérêts de ceux qui les exploitent. L’aliénation assure la reproduction du système d’exploitation, et cette aliénation se manifeste par une propension au dévouement et au don de soi131. C’est donc précisément cette propension féminine à l’ « altruisme » qui est dénoncée et blâmée : elle asservit les femmes tout en étant la preuve des exactions dont elles font l’objet. L’altruisme féminin n’est que le fruit naturel d’un processus d’exploitation : exploitation capitaliste selon le féminisme matérialiste, exploitation masculine pour le féminisme radical qui oppose la logique du capital à celle du patriarcat132, exploitation par l’ensemble des institutions sociales pour le féminisme symbolique133. Les tenantes de la logique du capital proposent alors de transformer toute activité féminine en activité marchande ou tout au moins de sensibiliser les femmes « à l’esprit de compte » [Michel, 1978]134. Dans les approches du patriarcat, l’émancipation féminine est plus délicate. Elle revient à se libérer des contraintes de la procréation. « Nous ne voulons plus d’enfants », revendiquaient ainsi les premières féministes radicales135. Elles voient dans la maternité la source de leur oppression, de leur dépendance économique et affective et de leur conditionnement à se mettre au service des autres. Pour certaines, la prise de pouvoir est la seule issue possible136.

L’argument de la domination ne fait pas de doute, nul ne songe à le nier. Par rapport à notre objet d’étude, les approches proposées souffrent néanmoins de deux faiblesses137.

La première consiste à négliger le rôle d’actrice des femmes. Leur attribuer uniquement un rôle subordonné revient à les considérer comme passives ; cela revient à négliger les capacités de réaction des femmes et les cantonne dans une position d’humiliée et de dépendante. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle leur démarche a parfois été qualifiée de « misérabiliste » [de Singly, 1995]138.

La seconde faiblesse réside dans le fait d’assimiler les relations intra-familiales à un seul rapport de force. En caricaturant quelque peu, l’image donnée du mariage est la suivante : les hommes optent pour le mariage car celui-ci les libère de multiples obligations en leur permettant de s’approprier une force de travail gratuite et de gravir l’échelle sociale grâce à leur réseau social, entretenu et renforcé par les bons soins de leur épouse. Les femmes, quant à elles, n’ont guère le choix. Elles éprouvent une pression d’ordre culturel (le stigmate de la femme seule), mais aussi et surtout, d’ordre matériel : même si le contrat de mariage équivaut à un contrat d’exploitation, et quand bien même les femmes en auraient conscience, le système global qui en résulte est tel qu’il vaut encore mieux pour une femme le mariage que le célibat139.

Ainsi, quelles que soient les valeurs éventuellement positives vécues par les femmes en raison de leur féminité, celles-ci ne sont qu’illusions, le propre de la domination symbolique étant de s’accomplir de manière « douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes » [Bourdieu, 1998, p. 7]. Toute « valeur » féminine est perçue comme un « manque », en référence à un modèle masculin implicite. En fin de compte, les femmes n’ont aucune marge de manoeuvre et subissent un système patriarcal global qui les étouffe et dont elles ne peuvent sortir qu’en faisant la révolution ou en comptabilisant exactement les activités qu’elles mènent pour éviter de se faire exploiter.

Il ne s’agit pas de nier les logiques cumulatives ni les effets de cercle vicieux ; ceux-ci jouent un rôle décisif sur lequel nous aurons largement l’occasion de revenir. Toutefois, comme le suggérait Simone de Beauvoir, la situation des femmes ne saurait être comparée à une oppression de « classe »,

‘« à cause de la communauté de vie et d’intérêts qui la rend solidaire de l’homme, et par la complicité qu’il rencontre en elle : aucun désir de révolution ne l’habite, elle ne saurait se supprimer en tant que sexe : elle demande simplement que certaines conséquences de la spécification sexuelle soient abolies » [Beauvoir, 1976 (1949), p. 102-103]. ’

Notes
130.

Voir par exemple la position de L. Vogel [2000].

131.

L’« aliénation symbolique », écrit par exemple P. Bourdieu, vient du fait que les femmes sont réduites à l’état d’« objets symboliques », elles « existent d’abord par et dans le regard des autres, c’est-à-dire en tant qu’objets, accueillants, attrayants, disponibles » [Bourdieu 1998, p. 73].

132.

Voir par exemple les différents travaux de Ch. Delphy depuis les années soixante-dix, et repris dans un ouvrage édité en 1998.

133.

P. Bourdieu [1998] et C. MacKinnon [1987] évoquent tous deux le rôle de l’institution scolaire, de l’État, des Églises, etc.

134.

Pour sortir de l’ « exploitation » de la force de travail féminine, A. Michel prône la généralisation de l’« économie marchande », car ceci permettrait « le développement de ‘l’esprit de compte’ dans la jeunesse féminine des pays industriels avancés, ce qui l’empêchera désormais de se consacrer ‘sans compter’ à la production domestique non marchande au seul profit de son mari et de la société » [Michel, 1978, p. 81]. Notons bien qu’il ne s’agit pas d’octroyer un salaire à la femme au nom de ses responsabilités ménagères, « la condamner au travail professionnel à mi-temps en fonction de son sexe serait enfermer pour toujours la femme dans son rôle domestique traditionnel, sans espoir d’épanouissement des femmes en dehors du foyer et sans espoir d’un partage équitable des tâches domestiques avec le conjoint » [ibidem, 81]. Il s’agit de favoriser l’entrée des femmes à des activités rémunérées réservées aux hommes ; il s’agit également de revoir le système de comptabilité nationale afin de revaloriser la contribution des femmes au bien-être collectif.

135.

Au sujet du féminisme radical et plus généralement de la conception de la maternité dans l’évolution du féminisme, voir par exemple l’historique proposé par Ch. Corbeil et F. Descarries [1999].

136.

Ch. Delphy écrit par exemple « la libération des femmes ne se fera pas sans la destruction totale du système de production et de reproduction patriarcal », cette libération implique « le bouleversement total des bases de toutes les sociétés connues. Ce bouleversement ne peut se faire sans une révolution, c’est-à-dire la prise de pouvoir politique. Cette prise de pouvoir doit constituer l’objectif ultime du Mouvement de libération des femmes et le mouvement doit se préparer à une lutte révolutionnaire » [Delphy, 1998, p. 54].

137.

L. Vogel [2000] passe en revue les développements récents du féminisme marxiste. Fervente partisane d’un féminisme marxiste et d’un marxisme féministe, l’auteur regrette que les approches actuelles du marxisme ne tiennent toujours pas compte des revendications féministes.

138.

C’est d’ailleurs une des critiques des féministes des pays du Sud à l’égard du modèle de la femme « occidentale blanche et soumise » proposé par les approches féministes dominantes. À ce sujet, voir par exemple l’introduction de l’ouvrage édité par C. Jackson et R. Pearson (eds) [1998] ; voir également F. Sarr et alii [1997].

139.

Nous reprenons ici plus particulièrement le tableau brossé par Ch. Delphy [1998].