B. L’incomplétude des approches différentialistes

La perspective universaliste est considérée comme « androcentrique ». Il lui est reproché d’adopter la norme et un biais masculin qui dévalorise les spécificités féminines et tend à renforcer les inégalités et non pas les abolir. À partir du milieu des années soixante-dix, se développe un féminisme qualifié à l’inverse de « gynocentrique », axé sur la reconnaissance des différences et cherchant à réévaluer la féminité. Les femmes sont différentes : sont évoquées par exemple les notions d’« identité féminine » [Irigaray, 1995] et de « justice féminine » [Gilligan, 1982]. Plus encore, cette différence ne signifie pas infériorité ; certains auteurs affirment au contraire que la différence est « supérieure ». Par exemple l’aptitude à la coopération et au souci d’autrui serait non seulement inhérente à la « nature » féminine, mais plus encore davantage efficace que la propension masculine à la « compétition » et à l’« égoïsme ». Inspirées de théories psychanalytiques et polarisées sur l’analyse des représentations et des discours féminins, la plupart de ces approches centrent leurs réflexions sur les premières étapes du développement de l’enfant comme élément essentiel dans la construction des identités liées aux appartenances de sexe.

Ainsi, selon Luce Irigaray [1995], hommes et femmes éprouvent « une identité relationnelle différente » : « identité de soi » pour les hommes, identité construite à travers ‘« la relation à l’autre »’ pour les femmes. Selon l’auteur, c’est le langage qui révèle cette altérité : les hommes s’expriment en terme de « je », tandis que le discours féminin est davantage centré sur la relation aux autres. Elle propose l’explication suivante : la socialisation féminine est fondée sur un rapport intersubjectif alors que la socialisation masculine repose sur la construction d’un monde artificiel ; elle est en tension permanente entre le sujet et l’objet et les autres sujets n’y interviennent que relativement à ce rapport fondateur pour le sujet140. Cette différence de socialisation ne serait que le fruit de la réalité biologique, puisque les hommes naissent et sont d’abord élevés par un parent d’un autre sexe ; c’est pourquoi ils ont tendance à se construire en sujet séparé141.

Dans la même perspective, Carol Gilligan [1986], en s’appuyant sur une méthode expérimentale mettant en situation sujets masculins et féminins face à un problème de justice à résoudre, distingue une morale de la responsabilité propre aux femmes. Ces dernières auraient une vision du monde constituée de relations humaines qui se tissent et dont la trame forme un tout cohérent, tandis que les hommes verraient davantage le monde comme un ensemble d’individus isolés et indépendants dont les rapports sont régis par des systèmes de règles. Se dégagent ainsi deux conceptions de la morale et de l’éthique : une conception masculine, celle qui domine nos sociétés contemporaines, abstraite, universelle et basée sur l’hypothèse d’êtres rationnels ; une conception féminine, davantage concrète et particularisée, basée sur l’hypothèse d’êtres relationnels.

Nous allons revenir dans quelques pages sur cette hypothèse d’un sens de la justice lié aux appartenances de sexe, mais en insistant sur d’autres facteurs explicatifs. En effet, l’écueil principal de ces analyses est d’occulter la construction sociale et culturelle de ces spécificités et de sous-estimer la logique de la domination masculine [de Singly, 1995]. En outre, comme le souligne Joan Scott [1988], les interprétations proposées limitent la réflexion à la sphère de la famille, sans les relier aux dimensions économiques, politiques et sociales.

Tableau 5. Les différentes conceptions de l’« altruisme » féminin
Dimension positive : comment expliquer l’« altruisme » féminin Dimension normative Critique
Microéconomie de la famille Tous les membres de la famille sont considérés comme « altruistes », mais cet altruisme a une connotation particulière :
le chef de famille est un « dictateur » au sens où il centralise les ressources et les répartit, mais un « dictateur bienveillant » puisque sa propre fonction d’utilité tient compte des fonctions de chaque membre
chaque membre est incité à se comporter de manière coopérative : s’il se comporte comme un passager clandestin, le chef de famille restreint les ressources qui lui sont destinées
La division du travail entre les sexes est efficiente (au sens de Pareto), ce qui justifie le fait que les femmes soient davantage spécialisées dans les tâches familiales.
Problème d’ordre théorique.
Problème d’ordre éthique.
Modèles de négociation L’« altruisme » féminin résulte de la faiblesse de leur « point de menace ». Cette faiblesse est-elle le résultat de :
montant des revenus
paramètres extra-environnementaux qui déterminent les alternatives dont les femmes disposent en cas de rupture : se remarier, bénéficier de prestations sociales, revenir dans leur famille d’origine (modèle proposé par M. MacElroy)
normes socioculturelles qui définissent une certaine répartition des rôles (modèle proposé par S. Lundberg et R. Pollack)
Lutter contre la faiblesse féminine en agissant sur les paramètres extra-environnementaux et sur les normes socioculturelles Comment agir sur les paramètres extra-environnementaux et sur les normes socioculturelles si on n’en sait pas plus sur leur origine ? Il semble indispensable d’ endogénéiser les facteurs de faiblesse féminine, qui restent des données exogènes dans les modèles proposés
Approches en termes de domination L’ « altruisme » féminin n’est que le fruit de l’exploitation féminine :
exploitation de leur corps : sexualité et force de travail (approches patriarcales)
exploitation de leur force de travail (par les hommes et / ou par le système capitaliste)
Éliminer la subordination féminine :
développer l’« esprit de compte des femmes »
prise de pouvoir par les femmes
Sous-estimer le rôle d’actrice des femmes.
Réduire les relations intra-familiales à un rapport de force.
Approches essentialistes L’ « altruisme » féminin fait partie d’un « esprit féminin » spécifique Spécificités féminines supérieures aux hommes et qu’il conviendrait de développer Sous-estimer les mécanismes de domination
Notes
140.

« Le monde masculin est centré sur la construction de l’ego, sur le rapport de cet ego à des objets matériels ou spirituels qui lui permettent d’exister comme autonomes, sur l’instrument nécessaire à la fabrication d’objets ou de mondes, sur une relation aux autres basée sur l’échange à travers les objets, les instruments : le langage, l’argent, les technologies, notamment de l’information, en étant des exemples privilégiés » [Irigaray, 1995, p. 138].

141.

« Ne pouvant être ou faire comme sa mère, ni rester simplement lié à elle, le sujet-homme se construit un monde, isolé, autonome, créé par lui au-delà du monde déjà existant » [Irigaray, 1995, p. 138].