A. La notion de conflit coopératif

Sen propose d’analyser les relations intrafamiliales en termes de conflit coopératif [Sen, 1990a ; 1993a, pp. 228 sq]. Il reconnaît la présence de mécanismes de domination, aussi bien au sein des familles que dans les modes d’organisation sociale. Selon lui, un point essentiel distingue les « conflits de sexe » et les « conflits de classe », et il rejoint en cela la critique formulée par Simone de Beauvoir évoquée plus haut : la « communauté d’intérêts », aussi minimale soit-elle, reliant les membres d’une unité familiale. Ces derniers, nous dit-il, sont confrontés à deux types de problèmes simultanément : l’un impliquant la coopération (additionner les ressources), l’autre impliquant le conflit (le partage des ressources entre les différents membres). La « prospérité » de la famille dépend de la totalité des activités (revenus monétaires, revenus en nature issus d’activité de production), et

‘« les arrangements sociaux qui déterminent qui fait quoi, qui peut consommer quoi, et qui prend quelles décisions peuvent être considérées comme des réponses à ce problème combiné de coopération et de conflit » [Sen, 1993a, p. 239]. ’

Comme dans les modèles de négociation décrits plus haut, Sen postule que la coopération entre les conjoints sera effective aussi longtemps que les gains seront supérieurs à ceux issus d’une situation sans coopération. Il postule également que le mode de répartition reflète le pouvoir de négociation des différents membres, et que les femmes, dans la plupart des cas, sont en position de faiblesse. Il suggère en revanche que l’origine de la faiblesse est plus complexe que ce qu’en disent les modèles de négociation. Ce qui pose problème, dit-il, ce n’est pas la « solution », mais « la formulation du jeu », et plus précisément la « base d’information » sur laquelle les modèles reposent. Dans ceux-ci, le jeu met en scène deux conjoints et s’interroge sur le choix de la coopération : on considère que ces derniers décident de coopérer ou non en tenant compte de leur intérêt propre, de la position dans laquelle ils se trouveraient s’ils étaient amenés à rompre la coopération (point de rupture) et de la menace qu’ils peuvent exercer sur l’autre (au travers de leur propre contribution). Selon Sen, rechercher les origines réelles de la position de faiblesse des femmes suppose un élargissement de la « base d’information », en distinguant les « intérêts perçus » (perceived interest), le bien-être, et les « contributions perçues » (perceived contribution).

Les modèles de négociation supposent que les intérêts individuels ‘« sont perçus de manière claire et non ambiguë » [Sen, 1993a, p. 242]’. Or en réalité, les personnes, notamment les femmes, ne sont pas toujours conscientes de leur propre intérêt : celui-ci peut être masqué par leur sens de l’obligation, du souci d’autrui, du sacrifice. Il est tout à fait possible qu’elles prennent plaisir à s’occuper de leurs proches (notion d’engagement et de compassion), avec le risque qu’elles se sacrifient totalement au nom du bien-être commun, négligeant alors leur propre bien-être142. La division sexuée des rôles, considérée par tous comme « naturelle » a tendance à affaiblir leur perception de ce qu’elles méritent. D’où la nécessité de distinguer les « intérêts perçus » du bien-être réel et de se focaliser sur une notion « plus objective » du bien-être, ce dont vise à rendre compte la notion de capabilités, déjà largement évoquée143. Cette distinction donne ainsi toute leur importance aux risques d’aliénation dénoncés par le féminisme inspiré du marxisme144.

Dans la même optique, les contributions respectives de chacun peuvent souffrir d’un ‘« enregistrement inexact » [Sen, 1993a, p. 250]’. Ici encore, se pose un problème de perception qui nuit davantage aux femmes. Ce défaut de perception provient en très large partie de la séparation entre activités rémunérées et non rémunérées et de sa dimension sexuée. Cette séparation introduit ‘des « distorsions systématiques dans la perception de qui ‘produit quoi’ et ‘gagne quoi’ » [ibid, p. 240]’. Cette distinction prend également en compte l’argument d’inspiration marxiste, selon lequel l’invisibilité des activités féminines est source d’inégalité.

Notes
142.

« On a fait souvent observer, écrit-il, que si l’on interrogeait une paysanne indienne moyenne à propos de son ‘bien-être’, elle ne comprendrait même pas la question, et si elle était capable d’y répondre, elle exprimerait peut-être son opinion sur le bien-être de sa famille » [Sen, 1993a, p. 233].

143.

Voir le chap. 1 (sect. 2).

144.

Nous proposons le rapprochement, mais Sen ne le fait pas.