A. Éducation et position sociale à l’origine de la différence entre les sexes

Regrettant « l’ignorance et l’indifférence inexprimables de l’humanité vis-à-vis des influences qui forment la personnalité humaine », il affirme qu’

‘« il ne sert à rien de dire que la nature des sexes les prédispose à leur fonction et à leur position actuelles et que celles-ci leur sont donc appropriées [...] Ce qu’on appelle aujourd’hui la nature des femmes » écrit-il encore « est quelque chose d’éminemment artificiel, résultant d’une répression forcée par certains côtés et d’une stimulation contre nature de l’autre » [Mill, 1975 (1869), pp. 84-85]. ’

Pour l’époque, il va sans dire que ce constat est tout à fait avant-gardiste. Mill précise bien que ses propos ne sont que des hypothèses et des conjectures qui mériteraient d’être validées par des recherches supplémentaires. Il est difficile d’aller plus loin, dit-il, en l’absence d’une connaissance approfondie de la psychologie appliquée à la formation du caractère. En outre, si l’on admet que les différences sont bel et bien le résultat d’une construction sociale, distinguer l’inné de l’acquis devient une tâche délicate. Cependant, on va le voir à plusieurs égards, les « conjectures » qu’il propose n’ont rien à envier aux développements les plus récents du féminisme.

Ce thème revient tout au long de son ouvrage. Souvent avec ironie, parfois avec humour, en tous cas avec toujours beaucoup de conviction, il s’attaque sans relâche aux multiples préjugés qui prévalent à l’égard de la prétendue « nature féminine » : comment peut-on croire, se demande-t-il, qu’une plante élevée avec attention, en serre, au chaud, à l’abri des intempéries pousse de la même manière qu’une autre abandonnée dans la neige au froid ? On peut résumer ses arguments en deux catégories. La première concerne l’importance d’être approuvé par l’autre sexe, dans l’émergence des normes de comportements masculines et féminines. Son analyse ressemble fortement au processus du jeu de miroirs décrit par Adam Smith147. Comme Smith, Mill part du principe que la recherche de l’approbation d’autrui joue un rôle central dans les comportements. Or dans ce souci du regard de l’autre, celui de plaire à l’autre sexe occupe une place de premier choix ‘: « de tous temps, écrit Mill, le courage et les vertus guerrières en général ont eu pour source principale le désir que les hommes éprouvaient d’être admirés par les femmes » [ibid, 171]’. Dans leur quête de l’estime féminine, Mill reconnaît d’ailleurs que les hommes ont été fortement stimulés à développer certaines qualités, particulièrement celles qui n’étaient pas cultivées chez elles et qu’il leur fallait trouver chez leurs protecteurs. Réciproquement, les femmes ont toujours cherché à obtenir l’admiration et l’estime des hommes. Or qu’est-ce que les hommes attendent d’elles ? Qu’elles donnent de leur personne et qu’elles sacrifient leur intérêt propre à celui de leur famille. C’est finalement cette recherche réciproque d’estime qui aurait cultivé, d’un côté les plus hautes qualités guerrières et l’esprit chevaleresque, et de l’autre la douceur, la générosité ou encore l’abnégation.

Ce besoin de l’approbation d’autrui n’est qu’une partie de son argumentation. Le second argument qu’il propose, et qui est d’ailleurs beaucoup plus étayé, porte sur la pratique et l’expérience. Au-delà du jeu de miroirs, ce sont les tâches et les responsabilités que les hommes imposent aux femmes qui amènent ces dernières à se spécialiser dans des savoir-faire, des comportements ou encore des attitudes spécifiques, notamment un certain altruisme et dévouement à l’égard des autres. Même s’il ne cite pas le terme, l’analyse qu’il suggère rejoint l’idée d’un processus d’adaptation des préférences.

Notes
147.

Voir le chap. 2 (sect. 2).