B. La pratique et l’expérience comme mode d’élaboration de savoir-faire, de comportements et d’attitudes sexuées

On dit que les femmes sont plus douées pour l’abnégation et le don d’elles-mêmes ? Mill reconnaît lui-même que,

‘« s’il est une chose où les femmes sont meilleures que les hommes, c’est sûrement leur abnégation en faveur des membres de leur famille », mais il précise d’emblée : « je n’insiste pas là-dessus, puisqu’on apprend universellement aux femmes qu’elles sont nées pour faire abnégation d’elles-mêmes. Je crois que l’égalité des droits diminuerait l’abnégation exagérée dont on fait aujourd’hui à tort l’idéal du caractère féminin et je crois qu’une femme bonne ne se sacrifierait pas plus que le meilleur des hommes » [Mill, 1975 (1869), 112]. ’

L’altruisme féminin ne serait donc qu’artificiel. Comment pourrait-il en être autrement puisqu’on inculque à toute femme, dès son plus jeune âge, qu’il est

‘« de son devoir de tout subordonner au bien-être et au plaisir de son mari et de ne lui laisser voir ou sentir chez elle que ce qui lui est agréable » [ibid, p. 89]. ’

Inversement, si les hommes sont à tel point imbus de leur propre personne, c’est parce que dès leur tendre enfance, on leur enseigne qu’ils sont supérieurs aux femmes.

On dit également que les femmes sont incapables de faire de la science. Mill commence par arguer du contraire ; les femmes sont beaucoup plus nombreuses qu’on ne le croit, dit-il, à faire preuve d’esprit scientifique, notamment en économie politique. Il fait implicitement allusion à son épouse. En outre, la découverte scientifique ne procède que par accumulation de connaissances ; les grands scientifiques ne font qu’ajouter une pierre à un édifice, ce qui suppose un capital de connaissances préalable conséquent. Or si les femmes ont souvent des intuitions et des idées originales, elles n’ont pas toujours les connaissances antérieures suffisantes puisqu’on leur bloque l’accès à l’éducation [ ibid, p. 151].

Les femmes n’ont qu’un sens pratique, dit-on à l’époque, qui serait inférieur aux compétences théoriques dont font preuve les hommes. Leur esprit reste cantonné au concret et au quotidien, et s’avère incapable de dépasser le particulier et de faire le lien avec des faits généraux. Face à cet argument, Mill commence par un plaidoyer en faveur de la raison pratique : leur souci du concret préserve les femmes de généralisations trop hâtives, leur épargne les spéculations théoriques. Or les esprits spéculatifs négligent souvent la contradiction entre les faits extérieurs et la théorie, ils tendent à perdre de vue le but légitime de la spéculation intellectuelle et à transformer précipitamment et sans précaution quelques éléments d’informations en de vastes vérités scientifiques. Une femme en revanche, « se laisse rarement abuser par l’abstraction ». Elle aura également plus de facilité à cerner rapidement et correctement la particularité d’une situation, tandis que les hommes

‘« ne voient pas dans les faits qu’ils sont amenés à étudier ce qui s’y trouve réellement mais ce qu’ils ont appris à y trouver » [ibid p. 133]. ’

Il explique ensuite que cette spécificité féminine n’est que le produit naturel des responsabilités auxquelles les femmes sont assignées. En effet, elles passent leurs journées à s’occuper de leur compagnie, et déploient de fait un

‘« intérêt vif pour les sentiments présents des personnes de leur entourage » ; or ceci leur « fait prendre d’abord en considération, dans toute application pratique, la façon dont les gens en seront affectés, et ces deux éléments l’incitent extrêmement peu à faire confiance à des spéculations qui perdent de vue les individus et s’occupent de choses comme si elles n’existaient qu’à l’intention de quelque entité imaginaire, pure création de l’esprit, qu’on ne peut assimiler aux sentiments d’êtres vivants » [ibid, p. 135]. ’

En outre, les femmes, de par leurs responsabilités de maîtresses de maison, ne s’occupent que ‘« de choses fugitives et périssables, de faits isolés et non de catégories de faits »’, ce qui justifie leur inaptitude à la généralisation [ibidem]. On reproche également aux femmes de ne pas être capables de se concentrer sur un sujet. On dit aussi qu’elles sont plus enclines à partager leurs efforts entre diverses activités au lieu de poursuivre jusqu’au bout une seule voie. Ici encore, nous dit Mill, c’est l’expérience qui est à l’origine de cet état de fait :

‘« presque toutes les activités féminines consistent à régler une multitude de petits détails à chacun desquels l’esprit peut à peine consacrer une minute [...] dans la vie pratique, qu’il s’agisse des secteurs les plus nobles ou les plus humbles, c’est une qualité très précieuse de pouvoir passer rapidement d’un sujet de réflexion à un autre sans qu’entre-temps l’activité intellectuelle ne s’affaiblisse » [ibid p. 141].’

Cette mobilité d’esprit, rajoute-t-il, non seulement résulte de la pluralité de leurs tâches quotidiennes, mais doit être considérée comme une véritable faculté qui fait défaut à bien des hommes.

On dit encore que les femmes ne font preuve ni d’originalité ni d’esprit de créativité, notamment dans les beaux-arts, domaine où elles sont pourtant vivement encouragées à s’exercer. Mais l’expérience montre que les grands artistes sont des professionnels, et non des amateurs. Or les femmes artistes ne peuvent être que des amateurs. On ne les autorise pas à exercer une activité à plein temps. Même avec un don naturel, une assiduité de professionnel est nécessaire pour transformer ce don en talent et en créativité.

Plus généralement selon Mill, c’est le manque de disponibilité, tant en termes de temps que de liberté d’esprit, qui condamne les femmes à être moins compétentes que les hommes, quand bien même elles auraient accès aux mêmes professions. Toutes les femmes, quel que soit leur statut, sont chargées de la direction de la famille et de la gestion des dépenses du ménage. Or la direction d’une maison est extrêmement lourde pour l’esprit, constate Mill,

‘« même quand elle n’est pas fatigante par ailleurs, elle exige une vigilance de tous les instants [...] un regard auquel rien n’échappe et soulève, à tout heure du jour, des problèmes, prévus ou imprévus, qui demandent réflexion et solution et dont la personne responsable ne peut pour ainsi dire jamais se libérer » [ibid, p. 155]. ’

Dans les milieux aisés, les femmes ont les moyens de déléguer cette responsabilité, mais il leur

‘« reste encore à s’occuper pour toute la famille des relations avec les autres, ce que l’on appelle la vie mondaine : dîners, concerts, soirées, visites du matin, courrier, etc. » [ibid, p. 155]. ’

Enfin, un dernier devoir absorbant est imposé aux femmes, mais pas des moindres : celui de plaire. Or cette « convenance » exige un effort de pensée intense et prolongé, qui

‘« dévore en fait une grande partie de leur temps et des facultés intellectuelles dont elles auraient pu disposer pour l’une ou l’autre de ces activités » [ibid, p.155].’

Indépendamment des tâches de la vie quotidienne qui incombent régulièrement aux femmes, ‘« on attend d’elles que leur temps et leurs facultés soient à la disposition de tous » [ibid, p. 156]’. Alors qu’un homme peut arguer d’une occupation quelconque pour se défaire de sollicitations éventuelles, une femme ne le peut pas. En aucun cas, ses propres activités, notamment celles qu’elle aurait choisies volontairement, ne peuvent la dispenser de ses devoirs envers la société : seuls certains devoirs peuvent l’excuser de ne pas en assumer d’autres. Elle est « toujours aux ordres de quelqu’un, et généralement, de tout le monde », tout ce qu’elle fait pour elle, ‘« elle ne peut le faire qu’à ses moments perdus » [ibid, p. 156]’. Est-il alors étonnant, se demande-t-il, qu’elle n’atteigne pas le premier rang dans les domaines qui exigent une attention suivie et dont il faut faire le principal intérêt de sa vie ? » [ibid, p. 157]. Enfin, pour passer à la postérité, il faut avoir de l’ambition, une « soif de célébrité ». Les femmes en ont peu, reconnaît Mill. Mais là encore, ce n’est que la conséquence du rôle qui leur est attribué :

‘« l’influence qu’elles cherchent à avoir concerne ceux qui les entourent immédiatement. Leur désir est d’être aimées, appréciées ou admirées par ceux qu’elles voient de leurs propres yeux et elles se contentent presque toujours des connaissances, des arts et des talents qui y suffisent » [ibid, p. 158]. ’

Cette absence d’ambition n’est ‘« pas du tout le résultat de leur nature »’, mais ‘« le résultat naturel de leur situation »’. ‘« L’amour de la célébrité chez les hommes est encouragé par l’éducation et la société »’ ; en revanche aux femmes,

‘« ces buts sont interdits [...] chez elles le désir de célébrité est considéré comme inconvenant et peu féminin » [ibid, p. 158]. ’