C. L’actualité de la pensée de Mill

Aujourd’hui, que peut-on retenir des propos de John Stuart Mill ? Deux critiques principales lui ont été adressées.

Certaines féministes lui reprochent de ne pas être allé assez loin et de n’avoir rien proposé d’opérationnel148. Il est vrai qu’à certains égards, sa réflexion débouche sur une impasse, car il ne voit pas comment concilier travail féminin et responsabilités familiales. Il insiste longuement sur le droit des femmes à disposer de leurs propres biens, que ceux-ci proviennent de l’héritage ou de leur propre travail. Il insiste également sur le droit des femmes à accéder en toute liberté au marché du travail. C’est à la fois une question de liberté individuelle et d’efficacité collective. Il reconnaît également que « pouvoir gagner de l’argent est essentiel à la dignité d’une femme si elle n’a pas de biens propres » [Mill, 1975 (1869), p. 120]. Mais pour finir, il ne peut s’empêcher de se prononcer en faveur de la division traditionnelle des tâches : la survie familiale est en jeu. Il n’envisage pas l’éventualité d’un partage des responsabilités (entre conjoints) ou d’une socialisation de ces responsabilités. Mais n’est-ce pas trop en demander pour l’époque ? Il faut bien reconnaître que la limite principale sur laquelle il bute – la problématique conciliation entre vie familiale et vie professionnelle – demeure encore une question lancinante et guère résolue.

Paradoxalement, son incapacité à concevoir véritablement l’emploi salarié féminin ne l’empêche pas d’être très optimiste quant à l’évolution des inégalités entre sexes. Il est probablement trop optimiste d’ailleurs, et c’est la seconde critique qui peut lui être faite. Après avoir démontré que l’ensemble de la société gagnerait à accorder l’égalité et la liberté aux femmes, tant en termes de moralité que d’efficacité, il se prononce en faveur d’une évolution des lois, comme s’il suffisait de légiférer pour que les différences soient abolies. Le jour où les femmes auront le droit de vote, le droit de disposer de leurs biens propres ou encore le droit de quitter leur époux sans se retrouver à l’abandon, alors les femmes seront libres et autonomes dans leurs choix.

Il croit probablement beaucoup au progrès moral, et surtout il sous-estime l’inertie de ce qu’il appelle lui-même la « coutume » et la « tradition », et que l’on peut regrouper sous le vocable d’institutions. Or c’est précisément cette inertie qui explique en partie que l’égalité formelle ne s’accompagne pas toujours d’une égalité réelle.

Le concept d’institution a déjà été évoqué (chapitre 2). Nous avions insisté sur la relation dialectique entre les institutions et les comportements personnels, contraints par un cadre qu’ils contribuent eux-mêmes à modeler. Nous avions rejeté d’emblée les approches fonctionnalistes et contractualistes : les institutions ne se limitent pas aux insuffisances des mécanismes de marché, elles ne sont pas non plus le résultat efficace de l’agrégation de comportements individuels en termes de coûts / avantages. Certes, prendre en compte les fonctions des institutions est essentiel : elles permettent une certaine régularité des comportements et participent ainsi à la stabilité de l’ordre social. Mais rien ne garantit jamais que les institutions sont les plus efficaces possibles. Par ailleurs, les institutions n’interviennent pas seulement ex post, mais aussi ex ante, dans la construction des préférences personnelles. C’est donc une conception des institutions « internaliste » [Ménard, 1990] qu’il convient d’adopter pour comprendre la manière dont elles sont construites, ainsi qu’une conception « cognitiviste » [Favereau, 1998], permettant de rendre compte de leur rôle normatif. Or ce sont à travers les représentations dont elles sont l’objet que les institutions interviennent dans les processus cognitifs. Finalement, c’est donc aux représentations, entendues comme un ensemble organisé d’opinions, d’attitudes, de croyances et d’informations se référant à un objet ou à une situation [Abric, 1997], qu’il nous faut accorder une attention particulière.

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Figure 2. Préférences, représentations sociales, institutions

Les représentations peuvent être qualifiées de collectives dès lors qu’elles sont partagées par un groupe ; on peut évoquer ici les travaux précurseurs d’Émile Durkheim [1967 (1898)]. Mais alors que Durkheim insistait sur le caractère contraignant et figé des représentations collectives, nous proposons, en nous appuyant sur divers travaux de psychologie sociale et de psychologie économique149, de saisir le rôle des acteurs et de leurs interactions dans l’élaboration et l’évolution des représentations : les représentations sont alors qualifiées de sociales [Moscovici, 1997].

Approfondir la manière dont les représentations sociales se construisent va nous permettre d’actualiser les propos de Mill et de conceptualiser de manière plus précise les notions d’intérêt perçu et de contribution perçue proposées par Sen.

Notes
148.

Voir par exemple les critiques de M. Pujol [1995].

149.

En psychologie sociale, les travaux de S. Moscovici à partir des années soixante ont été le point de départ de tout un ensemble de recherches portant sur les représentations sociales. Voir par exemple D. Jodelet [(ed) 1997]. En psychologie économique voir les travaux de P. Albou [1984], ainsi que ceux de Ph. Adair et Ch. Roland-Lévy [1998]. À propos des représentations économiques, évoquons enfin les travaux de J.-M. Albertini et P. Vergès [1977] et ceux de P. Vergès [1997], sur lesquels nous allons revenir.