A. L’élaboration des représentations sociales : un processus cognitif et social

1. Un dispositif cognitif de simplification et de filtrage

D’un point de vue cognitif, le processus d’ « objectivation / ancrage » mis en évidence par Serge Moscovici151 sert désormais de référence dans la plupart des recherches sur l’élaboration des représentations.

Le processus d’objectivation rend concret ce qui est abstrait. Lorsqu’une personne doit affronter un objet social important mais inconnu ou peu familier, elle commence par une opération complexe de redéfinition afin de rendre l’objet plus compréhensible et compatible avec le système symbolique qui lui est propre. Ce processus passe par une nécessaire simplification similaire à un stéréotype ou une rumeur (réduction du nombre de détails, accentuation des détails les plus caractéristiques) et aboutit à un « noyau figuratif », qualifié encore de « noyau central », ces deux termes signifiant que ce noyau détermine l’organisation interne et la signification de la représentation [Abric, 1997]. Autour de ce noyau central se greffent de multiples éléments périphériques plus facilement malléables, tandis que le noyau central se caractérise par une forte stabilité nécessaire au fonctionnement cognitif du sujet.

Le processus d’ancrage incorpore l’étrange dans un réseau de catégories plus familières. Il permet d’enraciner la représentation et son objet dans un réseau de significations qui leur donne une certaine cohérence, puis il l’instrumente ‘« en lui conférant une valeur fonctionnelle pour l’interprétation et la gestion de l’environnement » [Jodelet, 1997, p. 73]’. Chronologiquement, la personne sélectionne les informations, met les différents éléments en relation, les ordonne et les hiérarchise de telle sorte que le tout soit cohérent, devienne réalité concrète et soit directement utilisable et lisible pour l’action, un « guide de lecture » ou encore une « théorie de référence » qui permet de comprendre la réalité. On dit que le savoir se « naturalise » [Jodelet, ibidem].

Les catégories mentales et le niveau d’information préexistant sont donc essentiels :

‘« Par un travail de mémoire, la pensée constituante s’appuie sur la pensée constituée pour ranger la nouveauté dans des cadres anciens, dans le déjà connu » [Jodelet, ibidem].’

Étudier les représentations d’un groupe sur un certain objet exige au préalable de savoir ce que les personnes en savent dans la mesure où

‘« l’information n’est pas ignorée mais filtrée. Nous sommes amenés, de par nos représentations, à classifier les faits différemment, et les faits qui ne correspondent pas aux représentations sont considérés comme moins réels que ceux qui y correspondent ».152

L’utilisation ou la non utilisation d’informations est largement déterminée par la compréhension qu’on peut avoir à leur sujet. La représentation sociale n’est pas une image reflet de la réalité, de ses fonctions sociales effectives, mais une construction sociale visant à la légitimer [Jodelet,1997, p. 68]. On voit déjà apparaître un premier facteur d’inertie des représentations : les informations nouvelles sont sélectionnées en fonction de catégories mentales préexistantes qui s’en trouvent donc d’autant renforcées.

D’où viennent ces catégories mentales préexistantes ? Mémoire et idéologie du groupe d’appartenance jouent le rôle de matrices culturelles d’interprétations ; toutefois, les représentations qui en résultent ne sont activées et ne prennent sens qu’en fonction de la pratique et du vécu personnel.

Notes
151.

Il met en évidence ce processus lorsqu’il analyse la transformation d’un savoir scientifique (la psychanalyse) en savoir commun. Serge Moscovici, 1976, La psychanalyse, son image et son public, Paris : PUF [1ère édition 1961], cité par D. Jodelet [1997].

152.

Serge Moscovici et Miles Hewstone (1983), « Social Representations and social Explanation : from the ‘Naive’ to the ‘Amateur’ Scientist », in : Hewstone (ed), Attribution Theory. Social and Functional Extensions, Oxford : Blackwell Press, p. 119, cité par M. Hewstone [1997, p. 286].