C. Lorsque les représentations sociales se transforment en institutions

C’est à travers un processus de convergence des attentes que les représentations deviennent des institutions, au sens où elles acquièrent une certaine stabilité, et sans nécessairement qu’elles soient le produit d’une sélection efficace. Comme le souligne Thomas Schelling :

‘« de nombreuses règles de comportement social, y compris celles dont la portée a diminué, semblent tirer leur force du fait qu’elles constituent la ‘solution’ d’un jeu de coordination : chacun s’attend à la voir respecter par les autres, et leur inobservation entraînerait le désagrément de se voir montrer du doigt par la collectivité » [Schelling, 1986, p. 122].’

Le choix de départ peut très bien être arbitraire et peu importe qu’il corresponde à la réalité ; pour qu’une représentation ait un effet sur les comportements, il suffit que les personnes croient que les autres s’y conforment.

La force d’une représentation tient bien moins dans sa proximité avec la réalité que dans les attentes qu’elle suscite. Une théorie capable d’élaborer des prédictions est vraie à partir du moment où elle est confirmée par les faits [Chiappori, 1994].

Les représentations deviennent alors des modèles de comportements sur lesquels il est ensuite délicat d’intervenir. L’approche évolutionniste des institutions, proposée par Thorstein Veblen, fait figure de pionnière dans ce domaine. Dans la perspective de Veblen, les institutions, qu’il définit comme des « habitudes de pensée », des ‘« aptitudes et attitudes mentales » [Veblen, 1970 (1899), p. 126]’, sont à la fois ‘« objet et facteur de sélection » [Corei, 1995, p. 22]’ :

‘« Les institutions ne sont pas seulement elles-mêmes le résultat de processus de sélection et d’adaptation qui forment les types dominants ou prévalant des attitudes spirituelles et des aptitudes, elles sont en même temps des méthodes particulières de vie et de relations humaines et sont ainsi à leur tour des facteurs efficients de sélection » [Veblen, 1970 (1899), p. 124]. ’

Cette dynamique des institutions est cumulative et donne naissance à un processus qui finit par se nourrir de lui-même, provoquant inévitablement un décalage entre ces institutions et la réalité. En effet, on observe une tension entre d’une part, la dynamique interne des institutions, tendant à en renforcer l’inertie et la cohésion, et d’autre part, leur dynamique externe, issue de la nécessaire adaptation des institutions à la réalité expérimentée. Ce processus d’adaptation passe par une compétition entre différentes institutions. Or au sein de cette compétition, les institutions qui sont déjà en accord avec la réalité sont les mieux placées pour s’imposer, d’où les effets d’inertie

‘« ce sont les produits du processus écoulé, adaptés aux conditions du passé ; aussi ne sont-elles jamais pleinement accordées aux exigences du présent [...] c’est un facteur d’inertie sociale, d’inertie psychologique, de conservatisme » [ibid, p. 125]. ’

Depuis les travaux précurseurs de Veblen, de multiples approches se sont attachées à affiner ce processus d’auto-renforcement et les effets de décalage susceptibles d’en découler. C’est ainsi que Jon Elster [1989] décrit la notion de normes sociales : une norme est décrite en fonction des attentes qu’elle soulève : l’action qui consiste à respecter une norme n’est pas guidée par le résultat mais par la volonté de susciter l’approbation d’autrui ou par crainte de la désapprobation d’autrui. L’action personnelle est le fruit d’un compromis entre les aspirations personnelles et ce que la norme prescrit, l’un pouvant parfois l’emporter sur l’autre. Il n’y aucune raison pour que les normes soient efficaces dans la mesure où elles émergent le plus souvent par « accident » [Elster, 1989, pp. 112-114].

Citons également le courant de l’économie des Conventions [Orléan (ed) 1994]. S’inspirant à la fois du théoricien des jeux Thomas Schelling [1986] et du philosophe David Lewis157 et partant du constat de « l’incomplétude de la logique marchande pure », ce courant propose une réflexion sur les modes de coordination alternatifs au mode de coordination marchand. Normes, croyances, habitudes culturelles sont autant de « points focaux » qui permettent de rompre la spécularité. Ces « points focaux » sont considérés comme objectifs par les acteurs alors qu’ils sont eux-mêmes le fruit d’interactions intersubjectives ; ce sont eux qui donnent naissance aux conventions, définies en termes de « dispositifs cognitifs collectifs ». Reprenant à leur compte les notions de verrouillage (lock-in) et de trajectoire (path dependancy), les auteurs développent l’idée d’une auto-organisation de la société. Le collectif prend comme point de repère extérieur quelque chose qui provient en fait de lui-même, ce que Jean-Pierre Dupuy qualifie de ‘« point fixe endogène »’. Les institutions sont le résultat des actions individuelles mais elles finissent par les dépasser : plus qu’une dynamique cumulative, on assiste à un processus de ‘« hiérarchie enchevêtrée » [Dupuy, 1992b]’.

Le raisonnement poursuivi par Veblen à propos de la dynamique industrielle peut être généralisé à un certain nombre de dimensions de la vie contemporaine, et particulièrement à la division sexuée des rôles. Aujourd’hui en Europe et notamment en France, les femmes ont les mêmes droits que les hommes. Toutefois, quelles que soient les volontés d’évolution vers une plus grande égalité des deux sexes dans la sphère publique, celles-ci se heurtent à l’inertie d’un certain nombre d’institutions, qu’il s’agisse du droit ou des normes sociales ; se pose ainsi un problème de « décalage » des institutions. La division sexuée des rôles est autant un principe stabilisateur de l’ordre social qu’un mécanisme cognitif qui structure les modes de pensée des hommes mais aussi des femmes : pratiques et représentations se conjuguent pour donner naissance à une « hiérarchie enchevêtrée ».

Notes
157.

David D. Lewis (1969), Convention : a Philosophical Study, Cambridge : Harvard University Press, cité par Orléan [(ed), 1994, p. 16].