Conclusion du chapître

Le terme « altruisme » est inadéquat lorsque l’on cherche à rendre compte d’éventuelles spécificités féminines. Nous avons donc suggéré d’employer le terme d’activité de proximité. Ce terme se contente d’un aspect descriptif, mais n’a aucune prétention quant aux motivations et aux contraintes sous-jacentes, qui elles, peuvent être diverses. Illustrant de manière exemplaire la notion de « moi-multiple », l’activité de proximité combine les notions d’intérêt (réciprocité), de compassion (se soucier d’autrui), d’engagement (sacrifier son propre bien-être pour un bien-être commun, celui de la famille), et enfin le sens de l’obligation (qui dépend lui-même du mode d’organisation sociale). Cette propension à l’abnégation et au dévouement peut toutefois être le reflet d’une position de faiblesse qui limite l’éventail des choix.

Engagement et sens de l’obligation sont susceptibles de prendre le pas sur les préoccupations de bien-être personnel, rappelant la notion d’aliénation chère aux approches féministes inspirées du marxisme. Dans la terminologie de Sen, cela revient à dire que l’intérêt perçu diffère de l’intérêt personnel. Préférences et métapréférences personnelles ne sont ni autonomes, ni données : elles sont interdépendantes et elles résultent d’une construction sociale. Cette construction dépend du vécu des acteurs, de leur pratique et de leur expérience personnelle, mais aussi du système idéologique auquel ils appartiennent. À travers les représentations sociales dont elles sont l’objet, ces préférences acquièrent une dimension normative. Elles participent ainsi à une interaction permanente entre pratiques et représentations qui finit par se nourrir d’elle-même à travers une dynamique autonome.

Intervient enfin la notion de contribution perçue : c’est moins la participation qui importe que la valorisation et la lisibilité de la contribution. Ce point n’a été que brièvement évoqué ; nous proposons de l’approfondir dans les deux chapitres suivants. Valorisation et lisibilité des contributions sont directement liées à l’implication des femmes dans la sphère marchande. La monnaie, en tant qu’unité de compte et intermédiaire des échanges, autorise une comptabilisation et une compensation. Elle représente donc l’objet par excellence capable de mettre fin à l’arbitraire puisqu’elle implique un environnement où les dettes sont remboursables. Le processus est cependant plus complexe qu’il ne le paraît, du fait de la dimension sexuée que la monnaie est susceptible de revêtir.

Nous avons souligné la tendance récurrente qui consiste à opposer comportements altruistes et intéressés, altruisme devenant finalement synonyme de désintéressement ou au contraire simple résultat d’un calcul de coûts / avantages. De cette vision dualiste provient l’incomplétude des cadres théoriques, tant ceux proposés par le savoir économique que ceux proposés par les approches dites féministes. Cette vision dualiste imprègne le savoir « scientifique ». Elle imprègne de même le savoir « populaire » : les personnes, au quotidien, tendent à s’appuyer sur ce cloisonnement. En effet, le sens du juste au quotidien est construit sur une séparation, ayant valeur normative, entre comportements altruistes et intéressés. L’usage de la monnaie en est imprégné : symbole par excellence de l’appât du gain et du souci exclusif de soi, la monnaie reste cantonnée et écartée de tout ce qui relève du souci d’autrui. Cette première séparation en appelle une seconde, encore à valeur normative, que l’on observe entre la sphère marchande et la sphère des activités de proximité. Ces deux séparations sont toutefois loin d’être universelles. Dans certaines sociétés, particulièrement celles qui n’ont pas été baignées par ce qu’il est convenu d’appeler la pensée moderne, la distinction entre comportements altruistes et intéressés n’a guère de sens ; il en est de même pour celle entre sphère marchande et sphère des activités de proximité. Les deux chapitres suivants illustrent cette situation en insistant sur les implications en termes d’appropriation monétaire.