Ce chapitre propose une première illustration du processus décrit au cours du chapitre précédent. L’intérêt premier du modèle suggéré par Amartya Sen consiste à dépasser l’opposition entre comportements intéressés et comportements altruistes et à accepter que la famille ne soit ni une union parfaitement harmonieuse, ni un lieu continu d’antagonismes et de rivalité, mais plutôt une combinaison incessante de coopération et de conflit. Cette difficulté récurrente à penser simultanément égoïsme et altruisme n’est pas anodine : accuser de simplicité les partisans de ce dualisme serait aller un peu vite en besogne ; ce serait surtout sous-estimer l’enracinement de celui-ci dans les représentations mentales de tout un chacun. Il semble donc nécessaire de se pencher sur son origine. Cette démarche n’est pas seulement un exercice de style : elle doit nous aider dans notre tentative de compréhension des pratiques quotidiennes.
C’est cette voie que proposent Luc Boltanski et Laurent Thévenot [1991] dans le modèle de justice des économies de la Grandeur. Ils montrent que les sociétés imprégnées de philosophie politique moderne ont élaboré, progressivement, une pluralité de critères d’évaluation du juste auxquels les personnes ont recours au quotidien pour légitimer leurs comportements. Cette pluralité de critères fait écho à une disjonction des espaces de justification, qui correspondent à différentes situations de la vie quotidienne.
Plus précisément, les auteurs exposent que les critères de justification liés aux relations marchandes et civiques158 se sont construits en opposition aux relations de subordination propres à l’espace privé-domestique, caractérisé par le respect de la tradition, le sens du devoir et le souci d’autrui. Dans leur démarche, les auteurs ne se sont guère interrogés sur la dimension sexuée de ces différentes sphères. Il est possible de reprendre leur raisonnement en montrant la dimension sexuée de cette disjonction. Tout au long des deux derniers siècles, tant la morale populaire que les discours scientifiques, notamment ceux des économistes, exhortent les femmes à se consacrer à leur entourage et à dépendre de leur époux. Tandis que des efforts continus sont déployés pour libérer les hommes des liens de subordination personnels, les femmes, elles, sont sommées d’assurer l’harmonie de l’espace familial. Cette disjonction se manifeste à travers le droit et la justice sociale, par l’intermédiaire des États-providence, ainsi qu’à travers le sens du juste au quotidien (section 1).
En termes d’appropriation monétaire et de marquage sexué de la monnaie, les conséquences sont déterminantes (section 2). Cette disjonction justifie précisément la radiation de toute pratique de comptes au sein de l’espace privé-domestique. L’absence de comptabilisation et de rémunération des activités domestiques en est la première illustration. Ce point, dénoncé dès leurs prémisses par les mouvements féministes, a largement été travaillé. Nous n’y reviendrons pas. Nous allons plutôt nous centrer sur les pratiques quotidiennes. Les pratiques monétaires et financières féminines n’échappent pas à cette notion de dépendance et de devoir social ; elles en sont imprégnées. En remontant le fil de l’histoire, il est ainsi possible de reconstituer le processus de construction sociale de la dimension sexuée de la monnaie. Au cours du XIXe siècle, alors que l’emploi salarié féminin suscite bien des polémiques, les salaires féminins échappent à la règle de la productivité marginale. Bon nombre d’observateurs de l’époque en conviennent : certains pour dénoncer ce qu’ils estiment être une discrimination, d’autres pour légitimer des salaires inférieurs à ceux des hommes, au nom de la responsabilité de « chef de famille » de ces derniers. Les revenus féminins revêtent alors une connotation de « salaire d’appoint » qui va progressivement s’ériger en norme et dont on trouve encore de nombreuses traces aujourd’hui. Conclure à un déterminisme et à l’irréversibilité de la dépendance féminine serait toutefois excessif : ce marquage sexué doit être compris comme une ressource pour l’action, à laquelle les acteurs, hommes et femmes, peuvent se référer pour justifier leur démarche et guider le sens de leurs relations.
Le terme marchand a été défini au chap. 2 (sect. 3, §2), le terme civique est défini dans ce chapitre.