A. Sens moral et raison pratique

Le modèle proposé repose sur deux hypothèses. La première concerne la notion de décision rationnelle, à laquelle Boltanski et Thévenot proposent de substituer la notion de décision raisonnable, légitime et justifiable 159, s’inscrivant en cela dans le même cadre théorique que celui proposé jusqu’à présent. Les personnes poursuivent leurs propres fins et développent des moyens pour y parvenir (approche conséquentialiste), mais elles s’interrogent également sur la légitimité de leurs actions. La rationalité intéressée n’est qu’une forme parmi une pluralité de justifications possibles de l’action. Les acteurs ne poursuivent pas seulement leur intérêt personnel ; ils sont également des « êtres moraux », non pas au sens d’une attitude bienveillante, mais au sens où ils « sont capables de s’abstraire de leurs particularités pour s’entendre sur des biens extérieurs dont la liste et la définition sont générales » [Boltanski et Thévenot, 1991, p. 43]160.

Toutefois, s’il y a pluralité de justifications possibles de l’action, comment une coordination est-elle envisageable ? Une seconde hypothèse est alors proposée : il y a diversité de justifications, mais le nombre d’espaces de justification, qualifiés encore de cités 161, est quant à lui limité. Face à l’incertitude et face au besoin de l’approbation d’autrui, les personnes ont nécessairement recours à des « ordres » préétablis ; elles s’appuient sur ‘« des objets pour confectionner des ordres et, inversement, consolident les objets en les attachant aux ordres construits » [Boltanski et Thévenot, 1991, p. 31]’. La coordination est alors possible au sein de chaque cité, ce qui évite de tomber dans un relativisme absolu. Le modèle inventorie six cités distinctes, qui renvoient à autant de situations de la vie quotidienne : scènes de vie privée (cité domestique), relations marchandes (cité marchande), activité productive (cité industrielle), solidarité collective et bien commun (cité civique), créativité et expression artistique (cité inspirée), et enfin activité médiatique (cité du renom).

Pour converger vers un accord, les personnes doivent faire référence à quelque chose qui les dépasse, ce que les auteurs appellent un principe d’équivalence. Plus précisément, déterminer ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas, suppose, en amont, une définition de ce qui fait la « valeur » des choses et des personnes, ce qu’ils appellent la grandeur des personnes. Chaque cité se distingue par des critères d’évaluation de la grandeur qui lui sont propres. Chaque cité s’apparente finalement à un référentiel, permettant d’argumenter, d’établir des priorités, d’évaluer les mérites, les droits et les créances de chacun [Kellerhals et alii, 1997, p. 32]. Ainsi, la cité domestique met en exergue le respect de la tradition et de la hiérarchie, l’honneur et la loyauté envers le groupe, ainsi que la confiance et la proximité. La cité marchande privilégie le profit, la richesse matérielle et la concurrence. La cité civique met au premier plan la conscience collective, l’engagement et la responsabilité. La cité du renom est basée sur l’opinion des autres, la recherche de considération et le succès médiatique. La cité industrielle repose sur l’efficacité, la performance technique et la productivité. Enfin la cité de l’inspiration se préoccupe avant tout de créativité et de valeur artistique.

Notes
159.

Une action « justifiable » est définie comme une action « propice à la coordination parce qu’elle se prête à un jugement, c’est-à-dire une appréciation dépassant les singularités de la circonstance et de la personne qui apprécie, action dont on peut rendre compte à soi-même et aux autres ” [Thévenot, 1989, pp. 147-148].

160.

Cette multiplicité des formes de coordination et des raisons d’agir renvoie à la notion de métapréférence, évoquée aux chap. 1 (sect. 2) et 4 (sect. 1). Laurent Thévenot fait lui-même le rapprochement [1989, p. 153].

161.

Le terme de cité vise à comparer la construction de l’équilibre (qu’il soit économique ou social) « avec la tradition classique en philosophie politique, de mise au jour des fondements d’un ordre dans la cité ” [Thévenot, 1989, p. 153].