B. La construction historique des cités

Les différentes cités proposées ont un caractère historique. Elles ont été reconstituées à partir de textes issus de la tradition philosophique occidentale dite moderne : saint Augustin pour la cité inspirée, Bossuet pour la cité domestique, Hobbes pour la cité du renom, Rousseau pour la cité civique, Adam Smith pour la cité marchande, et enfin Saint-Simon pour la cité industrielle. Tous les textes ont en commun d’appartenir à la pensée dite moderne, l’adjectif moderne faisant référence au vaste mouvement de pensée et d’action qu’ont connu les sociétés occidentales entre le XVIIe et le XIXe siècles, mêlant rationalisme scientifique et progrès technique, reconnaissance des libertés personnelles, émergence de l’individu et construction des États de droit162.

En effet, pour bâtir leur modèle, les auteurs ont procédé à une série de va-et-vient entre d’une part, des données recueillies sur le terrain auprès de « personnes ordinaires », en cherchant à repérer les points communs, la « grammaire » à laquelle les personnes se réfèrent pour se comprendre et s’entendre, et d’autre part, des textes « savants » issus de la philosophie politique. La démarche peut surprendre, les auteurs eux-mêmes en conviennent. En aucun cas, il ne s’agit de postuler que les personnes « ordinaires » font référence, dans la vie de tous les jours, aux arguments de Smith ou de Rousseau dont la plupart n’ont probablement jamais entendu parler. Deux arguments plaident toutefois en faveur d’un rapprochement. En premier lieu, il y a lieu de supposer que

‘« les contraintes qui pèsent sur les constructions d’ordre entre les êtres humains concernent tout autant les philosophes politiques que les gens qui cherchent à s’accorder en pratique, et que les solutions proposées de manière abstraite et systématique par les premiers correspondent à celles mises en oeuvre par les seconds » [Boltanski et Thévenot, 1991, p. 85]. ’

Refusant la coupure entre savoir « scientifique » et savoir « populaire », cette démarche

‘« repose sur le constat d’une relation entre les principes d’explication en usage dans les sciences sociales et les principes d’interprétation mis en oeuvre par les acteurs que les sciences sociales prennent pour objet en insistant sur la coupure qui séparerait l’observateur de l’observé » [ibid, p. 23].’

En second lieu, les constructions de la philosophie politique

‘« sont aujourd’hui inscrites dans les institutions et les dispositifs (comme, par exemple, des bureaux de vote, des ateliers, des médias, ou encore des concerts, des réunions de famille, etc.) [elles] informent continuellement les acteurs sur ce qu’ils ont à faire pour se conduire normalement » [Boltanski, 1990, pp. 82-83]. ’

Le recours aux textes anciens de philosophie n’est donc qu’un « détour » pour ‘« avancer dans la compréhension des capacités que les acteurs mettent en oeuvre quand ils ont à justifier de leurs actions » [Boltanski et Thévenot, 1991, p. 24]’. Ces textes se présentent comme des instruments privilégiés pour ‘« clarifier les contraintes »’ et ‘« expliciter les fondements qui restent le plus souvent implicites au fil des arguments échangés dans le feu de l’action » [ibid, p. 26]’. Finalement, les cités identifiées participent tant à la composition des principales instances sociales (l’État, l’entreprise, la famille, etc.) qu’à l’élaboration d’un sens commun auquel les personnes ont recours dans leur vie quotidienne.

Par conséquent, le choix des textes ne s’est pas fait de manière aveugle. Il a obéit à une sélection rigoureuse. Les auteurs ont d’abord cherché ‘« le premier ou l’un des premiers textes dans lesquels la cité est présentée sous une forme systématique » [Boltanski, 1990, pp. 92-93]’. En outre, tous les textes choisis comportent une dimension politique, au sens où ils énoncent ‘« les principes de justice régissant la cité » [ibid 94]’. Ils comportent également une visée pratique, au sens où ils ‘« ne doivent pas dessiner pas une utopie [...] Ce sont des guides pour l’action, écrits à l’usage de ceux qui dirigent » [ibid 95]’. Enfin, a été prise en compte l’influence exercée sur les « technologies politiques », soit dans leur construction, soit dans leur justification163.

Ainsi, pour la cité civique, le texte de référence est le Contrat Social de Rousseau (1762), largement utilisé sous la Révolution française pour justifier les constructions juridiques. Concernant la cité marchande, le texte de référence est La Richesse des Nations d’Adam Smith (1776). Pour la première fois de manière aussi systématique, la recherche de l’intérêt personnel, via l’activité marchande, est considérée comme un mobile d’action juste et légitime dans la mesure où il est démontré qu’elle contribue au bien commun164. Le principe marchand, et la notion de concurrence qui lui est sous-jacente, peut fonder une justice : la richesse des riches profite à tous grâce à la concurrence qu’elle suscite. La cité domestique a été reconstituée à partir d’un texte de Bossuet paru en 1709 (Politique tirée des propres paroles de l’écriture sainte), dans lequel l’auteur s’emploie à asseoir la légitimité du royaume de France sur les formes de relations domestiques, où se combinent solidarité et hiérarchie, soumission et protection. Bossuet propose un corps politique dont la cohésion repose sur l’observation des lois divines, la subordination à un être suprême, qui prend tantôt la figure d’un père, tantôt celle de Dieu. L’autorité de l’État prolonge l’autorité paternelle. La soumission à ce patriarche autorise la paix ; inversement les grands, garants de l’intérêt commun, ne justifient leur autorité qu’au travers de la protection qu’ils assurent à leurs subordonnés, en retour ces derniers leur doivent soumission, obéissance mais aussi gratitude.

Notes
162.

Dans la suite de la réflexion, le terme moderne sera employé dans ce sens.

163.

« Cette contrainte est nécessaire pour rendre intelligible la relation entre les textes canoniques, dans lesquels la grandeur se trouve établie en toute généralité, et les dispositifs ou arguments dans lesquels sont engagés les gens lorsqu’ils se situent par rapport à l’une ou l’autre grandeur » [Boltanski et Thévenot, 1991, p. 96].

164.

Ils rejoignent en cela la réflexion de L. Dumont [1985] relative à l’émergence de ce qu’il appelle l’idéologie moderne. L. Dumont montre que la spécificité de l’ouvrage d’A. Smith, consiste à réunir l’ensemble des conditions nécessaires à l’émergence de la discipline : l’émancipation de l’économique à l’égard du politique (initiée par Locke) et l’émancipation de l’économique à l’égard de la moralité (initiée par Mandeville).