C. L’application pratique du modèle de justice des cités

Ce modèle n’est pas un simple exercice académique : ses auteurs le présentent comme une grille de lecture des comportements de justice de la vie quotidienne, destinée à mettre en lumière le lien entre jugement et action. Le recours aux textes anciens n’avait pour but que d’expliciter le fondement des critères de justification. Quant au contenu des cités, son élaboration a été inspirée par des guides d’action, tout à fait contemporains cette fois, et destinés à aider les personnes à se comporter de manière acceptable dans leur vie quotidienne. Si les guides employés sont destinés aux entreprises, le modèle établi a pourtant prétention à une validité plus générale, et l’objet de la recherche s’étend ‘« à toutes les formes de justification de la vie quotidienne » [ibid, p. 32]’. Les auteurs en veulent pour preuve la manière dont leur modèle a été testé dans de multiples contextes en révélant chaque fois sa pertinence. Cette capacité

‘« à se maintenir sans déformation quand on les transporte sur différents terrains, constitue une preuve empirique du caractère général de la matrice extraite du corpus limité et spécialisé » [ibid, p. 32]. ’

Afin d’éviter tout malentendu, insistons bien sur un point : il ne s’agit pas de dire que les personnes se comportent, en réalité, de cette manière, et qu’elles seraient parfaitement capables de dissocier leur personnalité en fonction de la situation, mais simplement d’énoncer des normes de comportement. Rares sont les situations qui correspondent à une seule cité. Toute situation, toute organisation, doit être comprise comme un dispositif complexe soumis simultanément à une pluralité d’impératifs susceptibles d’entrer en conflit. Toute organisation, quelle qu’elle soit, ne peut vivre

‘« si elle ne tolère pas des situations d’une autre nature. C’est précisément la pluralité des dispositifs relevant des différents mondes qui rend compte des tensions par lesquelles ces organisations sont travaillées » [Boltanski et Thévenot, 1991, p. 33]. ’

Dans cette perspective, les critères liés aux cités apparaissent simplement comme des ressources pour l’action : ce sont des repères facilitant la prise de décision, mais aussi des « preuves » permettant aux acteurs d’étayer leur argumentation. Ces critères apparaissent finalement comme des conventions, au sens d’un dispositif cognitif collectif supposant un minimum de savoir commun.

Dans la présentation du modèle, les auteurs s’appuient essentiellement sur l’entreprise, exemple type d’une organisation soumise simultanément à un impératif de qualité (grandeur industrielle), de concurrence (grandeur marchande), de ressources humaines et de qualité des relations personnelles (grandeur domestique), de représentation et de défense du personnel (grandeur civique) et enfin de créativité (grandeur de renom). Par la suite, le modèle a été employé à de multiples reprises, dans des lieux aussi divers que des entreprises de secteur industriel ou de services, des collectivités territoriales165, des administrations publiques ou encore des établissements scolaires et des dispositifs culturels de l’innovation166.

Notes
165.

Par exemple pour l’octroi du Revenu minimum d’insertion au sein des Commissions locales d’insertion [Thévenot, 1992 ; 1995].

166.

Dont bon nombre de résultats sont publiés dans les Cahiers du Centre d’études de l’emploi.