§2. La construction de la dépendance et de l’« altruisme féminin »

Plongeons-nous quelques instants dans le contexte de la fin du XVIIIe siècle. On assiste aux premiers pas de la philosophie utilitariste : bien-être et bonheur fondent l’horizon ultime à atteindre, mais à condition qu’ils soient utiles à la société. Ce souci du « bonheur pour le plus grand nombre » va de pair avec l’affirmation de l’autonomie du sujet et de sa liberté, ainsi qu’avec la volonté ferme d’abolir tout lien de dépendance personnelle.Cependant, une question revient de manière lancinante, même si elle n’est pas formulée aussi abruptement : que faire des femmes, quelle place leur revient ? Concernant l’utilité sociale, la réponse est vite tranchée, celle-ci est d’emblée profondément sexuée : aux hommes revient la production, il faut « travailler » pour être utile, le travail devenant synonyme d’emploi rémunéré. Aux femmes revient la procréation, cela va de soi, mais plus encore, un rôle de préservation des « valeurs ». L’idéal d’autonomie est donc foncièrement masculin (A). La dépendance féminine se justifie au nom des fonctions de procréation et de contribution au capital humain ouvrier (B) et du rôle de gardienne des moeurs (C). Simultanément, au nom de leur dépendance matérielle, les femmes sont évincées de l’accès aux droits civils et politiques. Se met alors en place un cercle vicieux difficile à enrayer. Légitimés aussi bien par le sens commun que par les discours scientifiques, notamment ceux des économistes, dépendance et devoir social féminin finiront par être institutionnalisés en termes de droits sociaux (D).