L’intention de l’époque est d’éloigner le spectre de la dépendance. ‘« Arracher les domestiques et les indigents à la dépendance de la famille et à l’économie de la dette dans lesquelles ils étaient respectivement englués » [Rosanvallon, 1992, p. 413]’. ‘« Donner à tous les Français le moyen d’obtenir les premières nécessités de la vie sans dépendre d’autre chose que des lois et sans dépendance mutuelle dans l’État civil » écrit Saint-Just’ pendant la Révolution française168. Or cet idéal d’autonomie que l’on cherche à promouvoir pose un problème épineux, celui des droits politiques et civiques. Les personnes dépendantes sont-elles capables de s’exprimer dans la sphère politique et civile ? Le problème est rapidement résolu : tous ceux qui ne sont pas considérés comme maîtres de leur volonté en sont exclus d’avance : domestiques, femmes, enfants et pauvres sont ainsi privés du droit de suffrage. La reconnaissance des droits politiques des indigents n’a été que tardive. Pour les femmes, cela va sans dire, comme pour les autres formes de dépendance. En 1873, on envisageait encore de priver du droit de vote les personnes admises dans les hospices. La loi municipale de 1884 interdisait aux individus bénéficiaires des bureaux de bienfaisance d’être élus conseillers municipaux [Rosanvallon, 1992].
Le raisonnement a une dimension fortement tautologique puisqu’il cantonne les femmes à un statut d’infériorité. On considère que leurs responsabilités familiales les condamnent à la subjectivité. Or au sein de la cité civique, la volonté générale ne s’exprime que s’il y a renonciation aux liens personnels. À cet égard, Rousseau donne le ton : selon lui, les femmes sont incapables de prendre de la distance à l’égard de leurs responsabilités quotidiennes ; préoccupées en outre par la recherche de considération, elles seraient dépourvues de tout sens de l’intérêt général169. Mais Rousseau n’est tout de même pas le seul à s’exprimer sur le sujet. Une large partie des discussions de l’époque porte sur la question de « la raison des femmes » : dispersée, versatile, difficile à maîtriser, il faut à tout prix en éviter les débordements [Fraisse, 1998, p. 25]. En outre, l’utilitarisme offre un argument supplémentaire ; les intérêts individuels y sont plus importants que les droits. Si une personne n’est pas consciente de ses propres intérêts, alors les intérêts de plusieurs peuvent être représentés par une seule personne. C’est la position défendue notamment par James Mill. Au contraire de son père, John Stuart Mill récuse l’ensemble des arguments avancés pour justifier l’« infériorité » féminine dans la sphère publique170 ; il expose que les femmes ont peut-être plus de mal à élargir leurs préoccupations au-delà du cercle familial, mais ce constat n’est pas une fatalité, dit-il. Il explique ainsi la place assignée aux femmes, et dénonce avec force la dimension tautologique du raisonnement dominant de l’époque. Selon lui, c’est l’oppression masculine qui condamne les femmes à jouer en permanence de la ruse et donc à s’éloigner de tout sens civique. C’est également le rôle dans lequel on les confine qui les condamne à n’avoir que des préoccupations limitées : ‘« ne leur reproche-t-on pas finalement d’accomplir trop fidèlement le seul devoir qu’on leur enseigne et presque le seul dont on leur permet de s’acquitter ? » se demande John Stuart Mill [1975 (1869), p. 160]’. Les femmes n’étant pas autorisées à avoir des intérêts propres, nous dit encore Mill, elles sont nécessairement ‘« détournées du devoir et de l’intérêt public par l’attention qu’elles portent à quelqu’un d’autre » [ibidem]’. ‘« On apprend à la femme qu’elle ne doit pas s’occuper des affaires qui sortent du cadre de la famille »’, comment pourrait-elle en avoir une « opinion juste et profonde » ? [ibid p. 108]. Il est possible enfin que leur éducation ‘« les laisse étrangères aux idées dont elles auraient besoin pour mettre leur intelligence au service de plus vastes intérêts ou d’objectifs moraux plus élevés » [ibid, p. 160]’. Sa conclusion est donc radicalement différente de celle de son siècle : les libérer du joug masculin doit leur permettre de développer leur esprit civique et d’élargir leurs centres d’intérêts. Au-delà de l’égalité et de la liberté, c’est au nom du progrès moral que se justifie le droit de vote féminin.
Quels que soient les arguments des féministes, la distinction entre vie publique et vie domestique, au nom de la dépendance féminine, s’impose avec force171. De multiples efforts vont être déployés pour séparer, partager les espaces et les fonctions, avec notamment ‘« l’intimité de la maison bourgeoise d’un côté, le travail salarié de l’autre » [Fraisse, 1998, p.168]’. Les clubs de femmes sont fermés en 1793, les femmes doivent s’en tenir à leur rôle de gardienne des moeurs du foyer et à l’éducation des enfants. Comme le souligne Irène Théry, cette division entre sphères publique et privée est au fondement de la démocratie,
‘« parce qu’elle préserve de l’enrégimentation politique, parce qu’elle assure aux liens affectifs, aux biens familiaux, l’indépendance par rapport à la raison d’État » [Théry, 1995, p. 214]. ’La sphère publique est celle du travail et de l’échange marchand, de la liberté individuelle (dégagée de l’assujettissement à l’ordre féodal), de l’égalité (chacun dispose théoriquement des mêmes chances de départ : son travail). La sphère privée, en revanche, renvoie à la famille, à la dépendance, ce qui exclut toute référence possible à la citoyenneté. En outre, alors que la sphère publique est celle de la raison et du travail, la sphère privée est celle de la soumission à la nature et des tâches ou activités dites naturelles.
Finalement, la sphère publique, caractérisée par l’affirmation de l’individu souverain et autonome, s’oppose point par point à la sphère privée. Or, d’une part, les deux sphères sont socialement inégales, dans la mesure où l’archaïsme de la dépendance et la soumission à la nature sont l’antithèse par excellence de l’individu citoyen. D’autre part, elles instaurent une division des sexes, puisque seuls les hommes sont habilités à évoluer dans la sphère publique. Cette opposition est avant tout un idéal normatif ; de nombreux travaux se sont attachés à montrer le glissement des frontières entre espaces public et privé et la manière dont les femmes ont investi, de tout temps, l’espace public172. Il reste que cette opposition, de par son caractère normatif, a conduit à institutionnaliser un certain nombre de mesures autant juridiques, bureaucratiques que cognitives, qui ne peuvent être éludées.
Cité par P. Rosanvallon [1992, p. 182].
G. Fraisse, lorsqu’elle retrace l’historique des relations entre les femmes et la démocratie, souligne le rôle décisif de Rousseau. Sa réflexion, écrit-elle, est la « référence obligée » au sujet de « la réalité de la raison et la possibilité du savoir des femmes » lorsque se rédige le Code civil [Fraisse, 1995, p. 75]. Sera particulièrement reprise sa proposition de dissociation des « deux moitiés de la République » : d’un côté le gouvernement politique et la société civile, de l’autre l’espace domestique. C’est un sophisme de « comparer le gouvernement civil au gouvernement domestique », écrit-il dans le Contrat Social (1762). Chez Rousseau, non seulement les deux sphères sont dissociées, mais elles sont incomparables ; il propose « qu’il n’y ait plus aucune circulation imaginaire des pouvoirs entre la famille et l’État » [Fraisse, 1995, p. 352]. Rousseau n’exclut pas définitivement les femmes, mais leur rôle se limite à l’espace privé : elles participent à la République au nom de leurs vertus domestiques. Le livre V de l’Émile (1762) met en scène la dépendance féminine, à travers le personnage de Sophie, élevée dans la dépendance de l’homme. La Lettre à M. d’Alembert (1758) justifie l’exclusion des femmes de la cité civique : Rousseau décrit les avatars d’une société qui laisse aux femmes le droit de s’exprimer publiquement.
Ces arguments seront très largement repris par A. Comte. Dans le positivisme de Comte, l’immuabilité de la nature donne l’affect à la femme et l’intellect à l’homme. Le recours à la biologie autorise l’affirmation définitive de la hiérarchie des sexes. Les femmes sont dans un « état d’enfance radicale », d’où leur salutaire exclusion de la vie publique [Fraisse, 1995 ; 1998].
Il serait abusif de dire que cette distinction est née à cette époque, elle a toujours plus ou moins existé. On note toutefois un certain consensus sur le fait que l’opposition est officialisée et renforcée [Fraisse, 1995, 1998 ; Lefaucheur, 1995 ; Théry, 1995].
Voir par exemple M. Perrot [1991b]. Nous revenons plus loin (§B1) à l’implication des femmes dans la sphère marchande.