C. Moralisation des pauvres et prévoyance

Si les femmes sont considérées de fait comme subordonnées à leurs époux, elles ont en même temps une lourde responsabilité dans la moralisation des pauvres pour les inciter à se sortir de la dépendance [Martin-Fugier, 1983 ; Perrot, 1991b]. Tout au long de la première moitié du XIXe siècle, au nom de la responsabilité individuelle, l’idée de droit à l’assistance est exclue. Même si la notion de droits sociaux est évoquée dès les lendemains de la Révolution française, le ‘« paradigme de la responsabilité individuelle »’ limite considérablement son champ d’application [Ewald, 1986]. Seuls ceux qui font valoir une créance clairement identifiable peuvent prétendre en bénéficier ; il en va ainsi des veuves de guerre et des invalides [Rosanvallon, 1990, 1995]. Pour les autres, on se préoccupe seulement d’éviter qu’ils ne deviennent trop dangereux, en essayant de les éduquer par la prévoyance et la bienfaisance dans l’espoir d’endiguer épidémies, alcoolisme, tuberculose et prostitution [Perrot, 1991b]. Dans l’esprit libéral, la sécurité n’est pas un droit, c’est un devoir qui se gagne individuellement. La prévoyance représente donc la vertu libérale par excellence,

‘« vertu fondamentale de l’homme dans son rapport avec lui-même, celle par laquelle il lui est permis de s’affranchir de son rapport de dépendance qui est primitivement le sien dans son rapport au monde et aux accidents, celle par laquelle il actualise la liberté et gagne sa dignité et sa respectabilité » [Ewald, 1986, p. 71]. ’

C’est l’heure des premières caisses d’épargne, institutions économiques certes, mais surtout morales : on espère par ce moyen sensibiliser les pauvres à l’intérêt de ne pas gaspiller180. Simultanément, actions de bienfaisance et philanthropie continuent de jouer leur rôle de filet protecteur contre la misère, avec une nuance pourtant par rapport aux époques précédentes : le but n’est pas de maintenir les pauvres dans leur misère, mais plutôt de les aider à être prévoyants. La bienfaisance apparaît de plus en plus comme une action d’éducation, et non pas comme une charité compatissante et humiliante :

‘« convertir le pauvre dans son rapport avec lui-même, le monde et les autres. Le convertir aux lois de l’économie, lui rappeler ses devoirs envers lui-même, lui redonner le sentiment de sa dignité, lui montrer qu’il tient son sort entre ses mains » [Ewald, 1986, p. 73]. ’

Ce plaidoyer en faveur d’un effort de moralisation s’adresse en priorité aux femmes. Dans les milieux ouvriers, nous l’avons vu à l’instant, on attend des femmes qu’elles fassent régner l’ordre et la propreté dans le foyer, qu’elles enseignent à leurs enfants la morale du travail et qu’elles en fassent de futurs travailleurs zélés, ou encore qu’elles assurent un climat familial agréable qui incite les hommes à ne pas gaspiller leur paie et noyer leur moralité dans les tavernes et autres lieux malfamés. ‘« Par les ménagères, écrit Michèle Perrot’,

‘« on espère lutter contre l’alcoolisme des maris et le vagabondage des enfants. Elles sont le moyen de la reconquête et le pivot de la paix sociale » [Perrot, 1991b, p. 470]. ’

Elles ont également en charge d’administrer rationnellement la maison, de se montrer économes et bonnes gestionnaires, nous y revenons dans la section suivante.

Dans les milieux aisés, on attend des femmes qu’elles pratiquent la philanthropie et la bienfaisance. Thorstein Veblen [1870 (1899)] a montré avec beaucoup d’ironie le rôle de la femme bourgeoise. Pour une femme, vivre bourgeoisement consiste à mener une existence de loisir. Par loisir, Veblen entend, non pas le repos ou la paresse, mais une « consommation improductive du temps ». Le loisir est la marque de la noblesse, un noble n’a pas à être productif. Le bourgeois au contraire, quel que soit son rang, est obligé de travailler. Il délègue alors à son épouse le soin du loisir ; c’est elle qui est chargée de montrer qu’elle peut ‘« gaspiller du temps » [ibid, pp. 54 sq.]’ Est-ce pour autant son seul devoir ? Au même titre que ses consoeurs ouvrières, la bourgeoise n’échappe pas à l’impératif moral qui veut que chacun produise quelque chose pour la société. C’est d’ailleurs le reproche que l’on peut faire à Veblen : avoir réduit les femmes bourgeoises à des objets en sous-estimant le devoir social qui leur était attribué, et la qualité implicite qui leur était demandée : s’oublier au profit d’autrui. C’est dans ce dévouement que la femme trouve sa légitimité. C’est ce que montre l’historienne Anne Martin-Fugier [1983], en épluchant avec minutie de multiples récits biographiques de l’époque. ‘« Courbées vers le peuple »’, écrit-elle à leur sujet. S’occuper de la famille au quotidien, cela va de soi, mais aussi des autres, les déshérités et les miséreux. Toute femme de la bourgeoisie et de l’aristocratie qui respecte son rang se doit d’occuper une responsabilité de premier plan dans les comités directeurs des oeuvres, les congrès sur la bienfaisance ou encore les ventes de charité. Les oeuvres caritatives ne sont finalement qu’un élargissement de leur rôle de protection du foyer. On parle à cet égard de « maternité sociale » [Perrot, 1991b, p. 468]. Édith Archambault, lorsqu’elle retrace l’historique du mouvement associatif en France, souligne l’implication du féminisme catholique au début du XXe siècle. Alors que l’économie sociale fait ses premiers pas, impulsée par le mouvement philantropique du « paternalisme social » dont les chefs de file français sont Frédéric Le Play et Charles Gide, de leur côté les femmes bourgeoises, souvent célibataires, plaident pour la liberté des femmes tout en se mobilisant en faveur du milieu ouvrier, leur offrant divers services juridiques et sociaux et annonçant ainsi la fonction de travailleur social [Archambault, 1996, p. 34].

Notes
180.

F. Ewald écrit par exemple : « le geste d’épargne est tel qu’il suffit qu’il soit une fois pratiqué pour produire chez son auteur une véritable conversion spirituelle, une modification de son rapport à soi, où il se découvre, dans un grand contentement, comme un autre homme » [Ewald, 1986, p. 205].