A. La spécialisation des femmes dans les activités de proximité

Les femmes demeurent garantes du fonctionnement de l’espace privé-domestique, dans son fonctionnement interne comme dans celui des relations de la famille avec le monde extérieur.

Le domaine des activités de proximité recouvre tout d’abord les activités qualifiées de « domestiques » (courses, cuisine, vaisselle, linge, soins matériels aux enfants). Ce domaine, on le sait, reste l’apanage des femmes, notamment dans les milieux précaires où le recours à des prestations de services est exclu190.

L’implication des femmes dans l’entretien, voire dans la création de réseaux relationnels, est une autre figure de cette dimension féminine de la socialité de proximité.

Pierre Bourdieu décrit le processus ainsi :

‘« c’est ainsi qu’une part très importante du travail domestique qui incombe aux femmes a encore aujourd’hui pour fin, dans beaucoup de milieux, de maintenir la solidarité et l’intégration de la famille en entretenant les relations de parenté et tout le capital social par l’organisation de toute une série d’activités sociales – ordinaires, comme les repas où toute la famille se retrouve, ou extraordinaires, comme les cérémonies et les fêtes (anniversaires, etc.) destinées à célébrer rituellement les liens de parenté et à assurer l’entretien des relations sociales et du rayonnement de la famille, ou les échanges de cadeaux, de visites, de lettres ou de cartes postales et d’appels téléphoniques » [Bourdieu, 1998, p. 105]. ’

Évoquons également les travaux de Jane Marceau [1978] relatifs aux familles bourgeoises françaises : elle montre que l’épouse joue un rôle de « gestionnaire de l’image de marque » de son époux et de la qualité de « présentation de soi », indispensable pour évoluer dans le milieu des « affaires ». En outre, sur un « marché de l’emploi personnalisé », l’épouse assure en grande partie, l’entretien et la consolidation, sinon la création, du réseau relationnel, déterminant dans l’accès à l’information. Les travaux de François de Singly [1989] vont dans le même sens. Il atteste que les relations personnelles nouées et cultivées par les épouses et au travers desquelles circule l’information sur les possibilités de promotion et de mobilité, constituent le « marché de l’emploi personnel » du mari [Singly (de), 1989, p. 39 sq.].

L’entretien des réseaux sociaux s’étend également à la famille élargie. Plusieurs enquêtes statistiques quantitatives réalisées au cours des deux dernières décennies en France montrent que l’entraide familiale relève avant tout de la responsabilité féminine [Pitrou, 1992 ; Déchaux, 1990, 1994 ; Fougeyrollas-Schwebel, 1994]. On constate en particulier que les échanges s’exerce principalement dans la famille de la mère : non seulement la mère assure la correspondance ou les contacts téléphoniques avec les membres de la parenté, mais surtout c’est elle qui garantit le contenu même des relations, dont le caractère pratique représente l’activité « traditionnelle » des responsabilités féminines [Pitrou, 1992].

L’enquête Aides et relations familiales, effectuée en 1987-1988 dans le cadre d’une collaboration entre l’INSEE et le CNRS191, révèle que toutes les femmes se trouvent placées dans un circuit d’échange avec les autres femmes de la parenté, quels que soient leur âge et leur situation matrimoniale. La mère intervient pour permettre à sa fille ou belle-fille de se libérer d’une partie des tâches familiales et de concilier plus aisément vie familiale et vie professionnelle. Toutes sont ainsi amenées à se substituer à d’autres femmes (mère, grand-mère, fille, soeur, etc.). L’assignation des femmes au travail domestique n’est pas limitée à une période de la vie ni à une catégorie de femmes, celles qui sont mariées ou celles qui ont des enfants. Il y a une véritable « interchangeabilité » des femmes au service de la famille conjugale [Fougeyrollas-Schwebel, 1994].

Enfin, outre le fait que les femmes sont plus impliquées que les hommes dans les relations à la famille au sens large du terme, le type d’échange propre aux uns et autres est différent. Les hommes sont davantage engagés dans des activités nécessitant collaboration et réciprocité immédiate. Leur participation est ponctuelle et spécialisée dans des activités bien circonscrites, en relation avec leur appartenance sociale ou le métier exercé. Par contre, les échanges féminins obéissent à une réciprocité différée. On observe aussi que dans les milieux les plus aisés, les femmes tentent de s’y soustraire, alors que pour les femmes les plus pauvres, l’absence d’entraide familiale est ‘« la marque du risque de l’exclusion sociale » [Fougeyrollas-Schwebel, 1994, p. 71]’.

L’ambivalence de la « solidarité » féminine, entre choix et contraintes, est ainsi soulignée. Elle apparaît particulièrement dans un autre domaine, celui du rituel des cadeaux, dont plusieurs travaux ont montré à quel point il est une « spécialité » féminine [Caplow, 1982 ; Cheal, 1987 ; Godbout, 1992 ; Fischer et Arnold, 1990]. De prime abord, ceci reflète seulement la division sexuée des normes sociales. Si l’on admet que le « soin d’autrui » (caring) et l’entretien des liens sociaux sont à la fois des éléments constitutifs de l’identité féminine et des opérateurs de différenciation des rôles féminins et masculins, en offrant des cadeaux, les femmes renforcent l’image qu’elles ont d’elles-mêmes tout en répondant aux attentes de leur entourage [Caplow, 1982 ; Cheal, 1987]. L’exploration du vécu de l’acte d’offrir en révèle toutefois l’ambiguïté, et attire l’attention sur l’aspect parfois obligatoire et contraignant du rituel192. S’appuyant sur des enquêtes menées au Canada (province de l’Ontario) auprès de 221 personnes, hommes et femmes, Eileen Fischer et Stephen Arnold [1990] confirment une plus forte implication des femmes, tout en dévoilant des vécus contrastés selon l’appartenance de sexe. Les femmes parlent d’une réelle « responsabilité » qui « doit » être exécutée193. Même si cela leur plaît, elles sont nombreuses à définir ce rituel comme une « tâche », au même titre que l’ensemble de leurs responsabilités familiales. Le discours masculin est sensiblement différent : le sentiment d’obligation est plus limité, ils se sentent « obligés » de faire un cadeau à leur épouse et à leurs enfants, mais plus rarement aux autres membres de la famille. Certaines femmes vont jusqu’à avouer une véritable appréhension ; elles s’y prennent à l’avance (parfois tout au long de l’année) afin d’être sûres de ne pas être prises au dépourvu et de disposer d’une certaine latitude pour comparer les prix et avoir le choix. On note ainsi un véritable « savoir-faire » du cadeau. Les hommes, en revanche, s’y prennent plus fréquemment à la dernière minute, et déploient souvent moins d’efforts pour chercher et comparer.

Notes
190.

L’enquête Emploi du Temps de 1999 de l’INSEE montre, d’une part que les femmes assurent 80% du « noyau dur » du travail domestique (courses, cuisine, vaisselle, linge, ménage, soins matériels aux enfants), et d’autre part qu’elles consacrent à leurs enfants deux fois plus de temps que les pères. De 1985 à 1998, les hommes ont accompli dix minutes par jour de tâches domestiques en plus [Brousse, 1999].

191.

L’enquête Aides et relations familiales représente l’une des trois enquêtes statistiques du programme CNRS-INSEE sur la « production domestique » : une enquête de cadrage sur un échantillon de 10 000 ménages, (l’enquête Modes de vie, 1988-1989), et deux enquêtes, dont l’enquête Aides et relations familiales, sur de petits échantillons approfondissant certains domaines particuliers des pratiques domestiques. Ces enquêtes portent à la fois sur l’ensemble des flux de biens et services au cours de la vie entre les membres d’une même famille ; il ne s’agit pas seulement des grands événements de la vie (mariages, décès, naissances) mais surtout des échanges liés aux pratiques quotidiennes au cours d’une période relativement brève, l’année écoulée.

192.

L’étude a été menée en 1987 au Canada (province de l’Ontario) auprès de 299 hommes et femmes afin de comparer l’implication des hommes et des femmes dans les cadeaux de Noël.

193.

« Several described their shopping in terms that indicates that, in their minds, it was real work, that had to be carried out efficiently and effectively » [Fischer et Arnold, 1990, p. 334].