B. Un marché sexué de l’emploi

Cette spécialisation des femmes dans le domaine des activités de proximité n’a guère été bouleversée par leur participation accrue à la vie active. La construction progressive d’un « marché sexué de l’emploi » [Maruani (ed), 1998] et l’existence d’une « véritable ségrégation professionnelle » envers les femmes [Silvera, 1995] aurait plutôt tendance à renforcer les spécificités féminines. L’infériorité persistante des salaires est un premier argument, nous y revenons dans la section suivante.

Le second argument porte sur le contenu des emplois. Les femmes sont concentrées dans les emplois dits « féminins », c’est-à-dire relationnels, fondés sur une responsabilité à l’égard d’autrui. Elles occupent massivement des métiers qui reproduisent, dans l’univers professionnel, les tâches de services qu’elles assurent au sein de la famille : elles sont gardes d’enfants, aides-soignantes, infirmières, employées de maison, agents d’entretien, coiffeuses, serveuses ou femmes de chambre. En tant que secrétaires dans les entreprises et les administrations, les femmes gèrent la logistique comme elles assurent la bonne marche du foyer194. Ainsi, pour celles qui exercent un emploi rémunéré, le souci d’autrui lié à leurs responsabilités familiales est renforcé par leur activité professionnelle. Enfin, que ce soit au sein de leur famille ou en tant que salariées, les femmes sont amenées, plus que les hommes, à exercer un « travail affectif » qui suppose des ‘« compétences d’éducatrice et de médiatrice » [Folbre, 1997, p. 150]’ 195.

Le troisième argument porte le statut des emplois. Le travail à temps partiel est principalement féminin : selon l’enquête Emploi de l’INSEE de 1998, 31,7% des salariées travaillent à temps partiel, contre 5,2% des salariés. Pour les femmes, ce temps partiel est subi dans 40% des cas, et presque toujours proportionnellement moins bien payé qu’un temps complet comportant les mêmes activités. A propos de la précarité des emplois, 52% des emplois à durée déterminée concernent les femmes, alors que celles-ci ne représentent que 45% de la population active. La part des femmes est plus importante encore dans les emplois aidés : elle s’élève à 61,5% [DARES, 1999]. Cette ‘« construction sociale d’une forme d’emploi féminine »’, pour reprendre l’expression de Margaret Maruani196, a deux conséquences : d’abord, les bas salaires concernent essentiellement les femmes197 ; ensuite, le temps partiel, souvent présenté comme une opportunité de « temps libre », tend plutôt à renforcer la division sexuée des tâches au sein de l’espace familial :

‘« même lorsqu’il est librement choisi, le travail à temps partiel déstabilise le rapport au travail des femmes qui le pratiquent en même temps qu’il renforce les rôles traditionnels dans la sphère familiale. De ce fait, la pratique du temps partiel n’octroie pas plus de temps libre aux femmes, le temps gagné sur le travail salarié se reportant inéluctablement sur les tâches domestiques »198. ’

À travers ces quelques exemples, on retrouve la pluralité de mobiles proposée par Sen : la spécialisation des femmes dans des activités de proximité combine compassion, engagement, sens de l’obligation et division sexuée des rôles. Si les femmes sont davantage présentes au sein des réseaux d’entraide, c’est aussi parce qu’elles sont plus sollicitées, explicitement ou non, par les membres de leur parenté. On assiste alors à un processus de « hiérarchie enchevêtrée », de telle sorte qu’il devient délicat, pour ne pas dire vain, de tenter d’en démêler les composantes. La division sexuée des rôles attribue aux femmes des responsabilités orientées vers le souci d’autrui ; ces responsabilités les amènent en retour à développer une vision du monde davantage « relationnelle » et « pratique » ; cette vision du monde les incite à se préoccuper autrui, etc.

L’autonomie masculine se déploie, entre autres, au sein de la sphère marchande trouvant une justification sans précédent du fait de ses fonctions d’égalité et de progrès. C’est précisément la monnaie, au travers des qualités qu’on lui attribue, qui autorise la sphère marchande à se parer de telles vertus. Avec l’instrument monétaire, statuts, identités et hiérarchies seraient neutralisés, suspendus, les personnes seraient coupées de leur appartenance pour n’être plus que des échangistes [Servet,1994b]. Exhortées à se vouer à l’espace privé-domestique, les femmes ont de ce fait un accès limité à la monnaie. Plus précisément, la manière dont elles y ont accès reflète les obligations qui leur sont assignées : dépendance et devoir social. Plus encore, l’usage de la monnaie en est imprégné. On assiste à un marquage sexué de la monnaie qui proclame la division des rôles tout en lui donnant davantage de portée.

Notes
194.

En France par exemple, les femmes représentent 99% des assistants maternels, 98% des employées de maison, 97% des secrétaires de direction, 91% des aides-soignants, 89% des infirmières, etc. 73% des emplois féminins concernent trois domaines : un domaine que l’on peut qualifier de « relationnel », un domaine de « logistique », et enfin un domaine de travaux peu qualifiés, pénibles et mal rémunérés (assemblage répétitif, confection, agroalimentaire et industries chimiques) [DARES, 2000]. Historiquement, le travail féminin n’a construit sa légitimité que s’il permettait aux femmes d’exercer et d’affiner leur devoir de maternité et de dévouement : c’est ainsi qu’A. Martin-Fugier décrit l’implication progressive des femmes bourgeoises sur le marché du travail au début du siècle, au travers des métiers d’infirmière et d’institutrice [Martin-Fugier, 1983]. Tout autre métier aurait été considéré comme incongru. Les ouvrières, quant à elles, n’ont guère le choix, mais elles sont considérées comme des « impies » [Scott, 1991].

195.

On peut se demander pourquoi les femmes continuent d’investir massivement les emplois qualifiés de « relationnels ». Un premier élément de réponse s’impose de lui-même : ce type d’emploi leur est plus accessible. Un second élément de réponse met l’accent sur le poids des normes. Certains chercheurs se sont amusés à évaluer le « taux de rentabilité » des femmes sur le « marché du mariage ». Les filières considérées « anti-féminines » dans l’imaginaire courant, c’est-à-dire celles qui empêchent les femmes de se conformer pleinement aux normes de la féminité, notamment en matière d’habillement, leur sont largement défavorables et réduisent leurs opportunités de mariage [Folbre, 1999]. Ce jeu de miroirs se déploie à travers le regard, réel et anticipé, de la famille, de l’époux et de la belle-famille, voire du futur époux et de la future belle-famille.

196.

M. Maruani (1994), « Temps, emplois, revenus : anciens clivages, nouveaux partages, CSU-CNRS », Colloque Familles et Recherches, Paris : IDEF, cité par J.-L. Laville [1999, p. 112].

197.

En 1998, le salaire net du dixième des salariées les moins rémunérées (premier décile) était inférieur à 2 800 FF par mois, contre 5 500 FF pour les hommes [DARES, 1998].

198.

M. Maruani (op. cit.), cité par J.-L. Laville [1999, p. 112].