A. Homogénéisation monétaire versus différenciation monétaire

Au sein de l’espace privé-domestique au cours du XIXe siècle, l’évolution des relations entre hommes et femmes, et particulièrement de leurs rapports de pouvoir, n’est intelligible qu’à la lumière de leurs relations monétaires et financières. Cette corrélation ressort avec force de la description des pratiques budgétaires familiales proposée par Viviana Zelizer [1994a ; 1994b] à propos des États-Unis et par Jan Pahl [1989] à propos de la Grande-Bretagne.

La monétarisation remet en question les conceptions usuelles de l’intimité. L’essor de la consommation, qui accompagne la monétarisation, contribue à redéfinir les identités personnelles. Et surtout, la dépendance croissante vis-à-vis de la sphère monétaire conduit à redéfinir les relations familiales en soulevant un certain nombre de questions : comment utiliser et distribuer le budget familial ? Quel membre de la famille va être désigné comme la personne compétente pour gérer, contrôler et dépenser ce budget ? Dans quelle mesure les revenus de chacun sont-ils propriété commune ? Combien donner à l’épouse et aux enfants lorsqu’ils ne mènent pas d’activité rémunérée, et pour quel usage ? Quels montants réserver aux « extras », à la charité, aux loisirs, à l’épargne ? Les familles se voient confrontées à une véritable redéfinition de leurs comportements et de leurs relations économiques. Dès lors, il devient essentiel d’imaginer des techniques de différenciation permettant à chacun de conserver une certaine autonomie. Or la généralisation de la monétarisation s’accompagne d’une volonté de l’État d’homogénéiser et d’uniformiser la monnaie en supprimant tous les instruments monétaires locaux en vigueur à l’époque. On assiste donc à un double mouvement - d’un côté monétarisation, de l’autre uniformisation monétaire -, qui menace la personnalisation des relations et les hiérarchies préexistantes.

Seuls les cloisonnements monétaires et le marquage des instruments de paiement permettent de pallier les risques d’une neutralisation des rapports sociaux. Viviana Zelizer [1994, pp. 200 sq.]199.

Les personnes s’attachent à différencier monnaie « domestique », monnaie « charité », monnaie « cadeau », monnaie « épargne », etc. Cette différenciation s’exprime très simplement par une localisation physique distincte, à travers l’usage de boîtes ou d’enveloppes, à travers des lieux d’épargne distincts (caisses d’épargne, associations de prêt, sociétés d’aide mutuelle, etc.). Cette différenciation s’exprime de même en termes de non fongibilité : tous les flux monétaires, aussi identiques soient-ils en apparence, ne peuvent être voués aux mêmes usages. Sont ainsi distingués revenus du travail, de la propriété ou de l’héritage et parmi les revenus du travail, sont également distingués ceux du père, de la mère et des enfants lorsqu’il y en a..

Notes
199.

Rappelons que V. Zelizer s’est attachée à montrer à quel point, aux États-Unis, l’émergence d’une monnaie unique à usage généralisé entre les années 1870 et 1930, ainsi que la suppression concomitante d’instruments de paiement locaux émis par les entreprises, les associations, les Églises, etc., provoquent le développement d’usages cloisonnés à partir d’instruments désormais homogénéisés [Zelizer, 1994a, p. 201 sq.]. Ce point a été abordé au chap. 2 (sect. 2).