B. Modes de gestion et milieux sociaux 

La gestion du budget familial obéit à une certaine division des rôles en fonction des milieux sociaux : responsabilité féminine dans les milieux défavorisés lorsqu’il s’agit de gérer le manque et la pénurie ; responsabilité masculine en revanche lorsqu’on s’élève dans la hiérarchie sociale et que le budget dépasse le strict nécessaire. En dépit de son caractère quelque peu caricatural, ce schéma manifeste une inertie historique tout à fait remarquable. Le modèle se vérifie dans la plupart des pays du Nord au cours du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle ; c’est ce que montrent par exemple les travaux de Martine Ségalen en France [Ségalen, 1992], Jan Pahl200 en Grande-Bretagne [Pahl, 1989], Michèle Perrot à l’échelle européenne [Perrot, 1991a] ou encore Viviana Zelizer aux États-Unis [Zelizer, 1994a].

Dans les milieux bourgeois en France, l’homme est le principal pourvoyeur de revenus. Conformément au régime de communauté de biens du code Napoléon, c’est lui qui gère le patrimoine, y compris les apports dotaux de son épouse. C’est lui également qui décide de l’usage des revenus. La femme se voit simplement allouée une somme pour l’entretien du foyer (ce que l’on appelle à l’époque un « mandat »), éventuellement une somme lui permettant d’assumer son devoir de « représentation » (réceptions, visites mondaines et charitables) [Martin-Fugier, 1983]. Une « bonne » maîtresse de maison, quel que soit son rang, est jugée en fonction de ses qualités d’économe :

‘« elle compte pour rien son temps et son énergie pourvu qu’elle atteigne son but : obtenir les choses les meilleures avec le moins d’argent possible » [ibid, p. 31].’

Elle n’hésite pas à passer des journées entières à comparer, évaluer, soupeser afin de parvenir à ses fins. L’épargne est une « vertu capitale », il serait « immoral » d’acheter ce que l’on peut fabriquer soi-même [ibidem].

Dans les milieux ouvriers, c’est le « matriarcat budgétaire » qui prévaut, pour reprendre l’expression de Michèle Perrot [1991a]. La femme est le pivot du foyer dans la mesure où elle assure la gestion du budget. Elle est d’abord chargée de récupérer la paye de tous les membres de la famille, mari et enfants et ensuite d’en faire une gestion parcimonieuse. Remarquons bien qu’il s’agit d’une pratique sociale et non d’un droit, même si cela fait parfois l’objet d’une négociation entre épouses et patrons pour que le salaire marital soit directement versé aux femmes. La mère de famille bénéficie d’un certain pouvoir de gestion par rapport à ses consoeurs bourgeoises. Cependant, cette lourde responsabilité consiste surtout en l’obligation de gérer l’incertitude et le manque et ‘« les accule à la privation en temps de pénurie » [Perrot, 1991a, p. 101]’. On lui attribue en priorité la responsabilité des problèmes financiers : s’il y a déséquilibre, c’est elle qui sera accusée de mauvaise gestionnaire, quel que soit l’état du marché, quels que soient les moyens dont elle dispose. Encore faut-il aussi que le père et les enfants lui remettent l’intégralité de leur paye : bien que la remise de la paye soit une règle reconnue, toutes sortes de contournements sont possibles sur lesquels la mère n’a pas toujours prise. À l’exercice permanent de l’équilibrage des recettes et des dépenses, d’autant plus incertain qu’elle ignore parfois même la somme sur laquelle elle peut compter lorsque le mari ne dévoile pas le montant total de ses revenus, se rajoute la corvée permanente et humiliante de persuasion et de contrôle, l’obligeant bien souvent à exercer « une main de fer » [Schwartz, 1990].

Un observateur de la fin du XIXe siècle décrit la tension qui règne dans les familles le jour de la paie :

‘« le samedi quand on déballe les menouilles (l’argent) de la paye sur la table, elle calcule en deux minutes ; elle voit que le compte n’y est pas : ‘Joseph il manque 10 francs ; tu n’as pas perdu de temps il me les faut’. Ce n’était pas le droit qu’avait la femme de dépenser le salaire de la famille qui était en jeu, mais celui de déterminer de combien elle avait besoin, son droit de décider combien son mari pouvait dépenser (et même s’il le pouvait ou non) pour son ‘plaisir’ ce qui signifiait habituellement la boisson »201. ’

Cette discussion révèle le conflit permanent entre les besoins de la famille, incarnés par la mère, et les droits personnels du père.

Si la dépendance financière de la femme est de rigueur, il reste à définir de quelle somme elle peut disposer pour assurer l’intendance domestique. La définition des revenus auxquels elle a droit est susceptible de prendre diverses formes, et la forme choisie n’a pas du tout les mêmes conséquences en termes d’autonomie personnelle et de relations conjugales. Tout dépend des droits et des obligations que cette dépendance suppose et engendre. Le transfert perçu comme le paiement d’un implique une certaine distance, il suppose du marchandage et la tenue des comptes de chacun. Le transfert perçu comme un droit suppose davantage d’autonomie ; il octroie à la femme un minimum de pouvoir et autorise l’idée d’une relation égalitaire. Enfin, le transfert perçu comme cadeau condamne la femme à la subordination et à l’arbitraire, voire à une position de « mendiante » [Zelizer, 1994a, p. 49]. Dans ce dernier cas, la relation monétaire prend la forme d’un lien contraignant, obligeant parfois l’épouse à imaginer toutes sortes de stratagèmes pour se procurer de l’argent, tels que mensonges, fraudes, trucages de factures, voire vol202. Comme le suggère Michèle Perrot, ‘« intendante (milieux bourgeois) ou Ministre des finances (milieux populaires), l’épouse a toujours une situation de dépendance qui l’incite à la ruse (tricher sur les comptes) ou à la colère » [Perrot, 1987, p. 265]’. Jan Pahl [1989] lorsqu’elle décrit les pratiques des familles britanniques du XIXe siècle, évoque quand même des exceptions. Si la plupart des bourgeoises monnayent âprement leur « mandat », certaines sont mieux loties. Elle décrit le statut privilégié de quelques femmes bourgeoises ayant en charge la gestion du patrimoine familial : la relation de confiance et la reconnaissance de leurs compétences va de pair avec une plus grande responsabilité en termes de gestion monétaire.

Quelles que soient les règles instaurées au sein de l’espace familial, ce n’est pas sans « drames » ni « conflits » [Perrot, 1987]. Les règles de la circulation monétaire (qui a droit à quoi, pour quel usage) expriment tout autant la solidarité (à travers le partage des ressources) que l’inégalité (tout le monde n’a pas le droit à la même chose) ; elles sont sources de conflit (le père qui réclame davantage pour ses sorties, la mère qui l’accuse de dissimuler une partie de ses gains) mais aussi d’attention (la mère qui consent à distribuer des « extras » pour les jours de fête, le père ou les enfants qui décident de travailler quelques heures supplémentaires, soulageant ainsi la tension du budget quotidien).

Quelles que soient les responsabilités qui leur sont accordées en matière de gestion au sein de la famille, les femmes n’ont de toute façon aucun pouvoir légal sur leurs revenus jusqu’au début du XXe siècle. Dans la plupart des pays européens, la famille du XIXe siècle est régie par le droit patriarcal du Code Civil, selon lequel l’époux en tant que chef de la communauté peut disposer légalement du salaire de son épouse. En France, selon l’article 214 du code civil

‘« la femme est obligée d’habiter avec le mari et de le suivre partout où il juge à propos de résider [...] il est obligé de fournir à la femme tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie selon les facultés et son état »203. ’

Il faut attendre 1881 pour que le premier droit économique soit accordé aux femmes : celui d’ouvrir un compte d’épargne sans l’autorisation de leur époux. Michèle Perrot [1991a] suggère cependant que la reconnaissance de ce droit masque l’intention de mobiliser l’épargne populaire. Dans la même optique, lorsque des lois accordent enfin aux femmes mariées la libre disposition de leur salaire (1907 en France), les parlementaires évoquent, non pas le droit des femmes, mais ceux des enfants, « ainsi assurés de manger en cas d’intempérance des maris » [Perrot, 1991a, p. 101]. Par ailleurs, les femmes peuvent disposer de leur salaire, mais selon un système de « biens réservés », selon lequel les ressources doivent être employées en priorité aux besoins du ménage. Le mari a le droit de s’adresser à la justice s’il juge qu’elle use mal de cette possibilité [Sledziewski, 1991].

Notes
200.

J. Pahl [1989], lorsqu’elle retrace l’histoire des pratiques budgétaires familiales en Grande-Bretagne au cours des derniers siècles, insiste bien sur la multiplicité de pratiques : la division sexuée des rôles en fonction des milieux sociaux n’est qu’un idéal-type.

201.

D. Poulot (1872) Le sublime ou le travailler comme il est en 1870 et ce qu’il peut être, Paris : Editions Lecroix / Verboecken, cité par L. Scott et L. Tilly [1987, p. 164].

202.

C’est également ce que constatait J. S. Mill : la dépendance financière des femmes ne pouvait que les acculer à la sournoiserie et à la ruse [Mill, 1975 (1869)].

203.

Cité par M. Perrot [1991a]. À ce sujet, E. Sledziewski souligne les incohérences du droit puisque l’incapacité des femmes ne concerne que les femmes mariées : « la femme est condamnée à rejoindre le clan des fous et des mineurs à partir du moment où elle se marie » [Sledziewski, 1991, p. 102].