C. Le modèle de la « bonne mère de famille, bonne gestionnaire »

La monétarisation pose en outre le problème de la « bonne gestion » de cette monnaie. Comment une mère de famille, responsable du bien-être de sa famille, peut-elle faire des comparaisons objectives entre les différentes opportunités qui s’offrent à elle pour dépenser son budget ? Rappelons qu’à l’époque, la montée du paupérisme inquiète. Faute de pouvoir contenir les effets pervers de l’industrialisation, on essaie de faire en sorte que les classes pauvres ne deviennent trop menaçantes, en essayant de les moraliser par la prévoyance et la bienfaisance. Rappelons également que les femmes sont les premières concernées : elles ont la lourde responsabilité d’administrer rationnellement la maison, de se montrer économe et bonne gestionnaire. Revenons aux économistes néoclassiques de la fin du siècle dernier. Selon Williams Stanley Jevons, la persistance du paupérisme découle d’une absence d’esprit de « self-reliance ». Les pauvres sont incapables de gérer leurs revenus. Ils gaspillent leurs salaires, notamment dans l’alcool. Ils n’arrivent pas à anticiper l’avenir. Ils sont imprévoyants. À quoi bon augmenter leurs salaires ? Mieux vaut leur apprendre d’abord à gérer un budget, estime Jevons [1883, pp. 196-200, 205]204. Son plaidoyer en faveur d’une gestion plus efficiente s’adresse implicitement aux femme, puisque la gestion budgétaire relève de leurs responsabilités. De même, lorsque Alfred Marshall se prononce pour l’éducation des femmes, nous l’avons vu plus haut, c’est pour en faire des ménagères qualifiées : il s’agit de leur donner des rudiments de santé et de nutrition afin de limiter la mortalité infantile ainsi que des notions de comptabilité afin qu’elles tiennent au mieux la bourse familiale205.

Le bien-être familial devient étroitement associé aux capacités de gestion de la mère de famille : ‘« de leur vertu, unanimement célébrée [...] dépend, dit-on, l’équilibre du budget familial » [Perrot, 1991a, pp. 101-102]’. Savoir gérer devient un signe de « compétence sociale », savoir dépenser devient un trait essentiel de « l’expertise domestique », voire un « devoir sacré » [Zelizer, 1994a, p. 41].

La généralisation de la monétarisation suscite ainsi une ample réflexion sur « l’art de dépenser ». En France comme ailleurs, de multiples experts sont sollicités par les pouvoirs publics pour conseiller les familles. Se met en place un vaste mouvement dit d’« économie familiale ». Sont édités de multiples ouvrages sur l’art de gérer le budget familial, ainsi que divers magazines féminins spécialisés dans la « bonne » consommation. Sont également dispensés des cours d’apprentissage de la consommation et de la gestion domestique. L’École des mères, l’OEuvre de l’enseignement ménager, le Cours pratique ménager Saint-Sulpice : au début du XXe siècle, Paris et quelques villes de provinces abondent de cours destinés aux jeunes filles. Qu’ils soient d’obédience laïque ou paroissiale, leur contenu reste finalement le même : apprendre aux jeunes filles leur futur devoir de mère, d’épouse et de maîtresse de maison. Aux bourgeoises, on enseigne l’art de la conversation, la culture générale ainsi que la philanthropie. Aux ouvrières, on professe surtout l’art du budget, des économies et de l’épargne [Martin-Fugier, 1983]. En Grande-Bretagne, Jane Lewis [1995] évoque « la petite armée de visiteuses » des associations charitables, ainsi que les « infirmières-visiteuses » employées par les autorités locales, pour éduquer les femmes de la classe ouvrière à tenir un budget et s’occuper de leurs enfants. Bien au-delà du cercle familial s’exerce ainsi une véritable pression sociale sur les femmes.

Notes
204.

L’auteur écrit par exemple à propos des classes ouvrières : « they remained too ignorant, carelessn improvident or vicious, to appreciate or accumulate the wealth which science brings »[Jevons, 1883, pp. 205] ou encore : « it must not necessarily be assumed that the amount of earnings is the mesure of the advantages enjoyed. Those who know how to spend well are often injured rather than bettered by higher earnings ” [Jevons, 1882b, pp. 70-72].

205.

Il écrit par exemple : « a skilled housewife with ten shillings a week to spend on food will often do more for the health and strenght of her family than an unskilled one with twenty » [Marshall, 1971 (1890), pp. 195-196]