D. La dimension culturelle des salaires féminins

Que se passe-t-il lorsque les femmes accèdent à leurs propres revenus ? Le salariat, nous l’avons déjà évoqué, n’a pas eu les effets attendus. On serait même tenté de formuler l’hypothèse suivante : le salariat féminin, compte tenu des modes de détermination des salaires, n’a fait que renforcer l’image de la dépendance féminine206. Au cours de la première moitié du XXe siècle, on estime que les salaires féminins sont généralement inférieurs de moitié à ceux des hommes [Alcouffe et Alcouffe, 2000]. Cette différence, largement dénoncée par les mouvements féministes, attire également l’attention des économistes de l’époque, mais bien sûr pour des raisons différentes. Spécialisation des femmes dans des professions mal reconnues et donc sous-payées, absence d’organisation syndicale apte à défendre les intérêts féminins, menace pour la cohésion du ménage et enfin infériorité supposée des « besoins féminins » : ce sont là autant de facteurs d’explication invoqués par les observateurs de l’époque. Lorsqu’il s’agit simplement de décrire les pratiques en vigueur, tant les partisans de l’emploi salarié féminin que ses protagonistes se rejoignent. En revanche, lorsqu’il s’agit de porter un jugement de valeur, les deux camps s’opposent alors farouchement. Or rares sont les économistes qui s’en tiennent au simple constat, et nombreux sont ceux qui s’appuient sur ces arguments pour justifier l’infériorité des salaires féminins et se prononcer ainsi en faveur du statu quo. C’est particulièrement le cas en France. Alain et Christiane Alcouffe [2000] ont montré à quel point les économistes français, tant libéraux que socialistes, s’étaient avérés hostiles à l’égard de l’emploi salarié féminin. Il en découle une logique circulaire implacable : les bas salaires sont à la fois la cause et la démonstration du fait que les femmes sont moins productives que les hommes [Scott, 1991]. La détermination des salaires féminins en fonction d’une norme de subsistance renforce la dépendance financière des femmes, alors que c’est cette dépendance qui est précisément supposée justifier le mode de détermination des salaires.

La position défendue par Jean-Baptiste Say donne le ton. Lorsqu’il s’interroge sur le salaire de subsistance des classes ouvrières, Say [1972 (1803)] estime que le salaire masculin doit tenir compte des responsabilités familiales des hommes. Il est légitime que les femmes aient des salaires inférieurs : non seulement elles n’ont personne à entretenir, mais elles sont elles-mêmes entretenues par quelque homme de leur entourage. Il écrit par exemple :

‘« La main d’oeuvre des gens qui ne vivent pas uniquement de leur travail est moins chère que celle des ouvriers en titre. Ils sont nourris, le prix de leur travail n’est donc point, pour eux, réglés sur la nécessité de vivre. Il y a telle fileuse dans certain hameau, qui ne gagne pas la moitié de sa dépense, bien que sa dépense soit modique ; elle est mère ou fille, soeur, tante ou belle-mère d’un ouvrier qui la nourrirait quand même elle ne gagnerait rien. Si elle n’avait que son travail pour subsister, il est évident qu’il faudrait qu’elle en doublât le prix ou qu’elle mourût de faim ; en d’autres termes, que le travail fût payé le double ou n’eût pas lieu » [Say, 1972 (1803), p. 379].’

L’idée est celle du « salaire de subsistance », qui oppose le coût du travail à court terme et à long terme [Alcouffe et Alcouffe, 2000]. Dans une optique de long terme, la classe ouvrière, pour se perpétuer, doit se « reproduire » : d’où l’idée d’un salaire minimum assurant les besoins des familles, c’est-à-dire les travailleurs, mais aussi les femmes et leurs enfants, en tenant compte de la mortalité infantile et des contrastes régionaux en termes de « besoins sociaux » ; d’où la crainte également à l’égard de toute concurrence déloyale exercée par les ouvriers célibataires ou par les femmes207.

Avec les néoclassiques, on le sait, la notion de salaire de subsistance, chère aux classiques, est abandonnée au profit d’une analyse en terme de productivité marginale. Mais l’infériorité généralisée des salaires féminins a enclenché un cercle vicieux dont il semble difficile de sortir. Les difficultés auxquelles se heurte Francis Edgeworth [1922 ; 1923], lorsqu’il entreprend une réflexion sur l’égalité des salaires entre les sexes, en sont une illustration. S’il est attentif aux questions d’égalité des salaires, il se préoccupe également d’efficacité 208 et une crainte majeure le hante, ce qu’il appelle la « débâcle ». Fidèle partisan du marché autorégulé, il estime que seule la libre concurrence est susceptible de conduire à l’égalité des salaires. Il refuse l’hypothèse d’une productivité inférieure des femmes. Si les femmes sont moins payées, dit-il, c’est que l’accès au marché de l’emploi leur est limité. La libre concurrence poserait toutefois un problème de taille : elle ne conduirait pas à un optimum dans la mesure où les faibles salaires féminins impliqueraient une pression à la baisse de l’ensemble des salaires (la « débâcle »). Il n’en conclut pas pour autant au maintien du statu quo : aménager la concurrence permettrait d’éviter la « débâcle » et l’auteur consacre une partie de sa réflexion à cette idée d’aménagement. Il propose un système de compensation, visant à accorder des allocations aux familles afin d’éviter la concurrence déloyale entre célibataires, femmes et pères de famille, et étudie minutieusement les conditions pratiques de sa mise en oeuvre (coût et financement, modalités de redistribution, etc.). Sa démarche est louable, Edgeworth est sans aucun doute un des rares économistes de sexe masculin à s’être penché avec autant d’attention sur le problème [Alcouffe et Alcouffe, 2000], et les résultats auxquels il aboutit, témoignent surtout d’une clairvoyance remarquable à l’égard de cette épineuse question de l’égalité sur le marché de l’emploi, puisqu’il montre finalement qu’elle ne peut être que le fruit d’une politique extrêmement volontariste.

Notes
206.

Selon une interprétation marxiste, le salariat renforce d’autant l’appropriation de la force de travail des femmes. Lorsqu’elles ne travaillent pas à l’extérieur de la famille, leurs obligations familiales reçoivent une certaine contrepartie : la protection matérielle que leur assure leur époux. Il y a donc une certaine réciprocité. Lorsqu’elles travaillent à l’extérieur et disposent de leurs propres sources de revenus, le travail domestique qu’elles assurent est fourni « contre rien » [Delphy, 1998, p. 47].

207.

Ce point de vue normatif ne conduit toutefois pas les classiques, dont Say, à se prononcer en faveur d’une intervention visant à assurer un salaire minimum. Ils laissent à la régulation démographique le soin d’ajuster les salaires (si le salaire baisse au-dessous du seuil de subsistance, alors l’offre de travail va baisser, d’où une remontée des salaires).

208.

Comme le soulignent A. et Ch. Alcouffe [2000] le raisonnement d’Edgeworth n’est intelligible que replacé dans le cadre théorique dans lequel il s’inscrit, l’utilitarisme. Ceci les amènent à avoir une position beaucoup plus nuancée que M. Pujol [1992 ; 1995], qui accuse Edgeworth d’avoir fait mine de s’intéresser à la question féminine pour finalement retomber dans les préjugés propres aux néoclassiques.