A. Modes de gestion et nature des relations conjugales

Le contrôle féminin reste l’apanage des milieux défavorisés. À partir d’enquêtes réalisées au cours des années quatre-vingt auprès de familles ouvrières du Nord de la France, Olivier Schwartz [1990] montre que la mère continue d’exercer son rôle de « ministre des finances », et surtout, qu’elle continue d’être responsable de la gestion de la pénurie209. L’enquête INSEE Budgets familiaux de 1979 élargit ce constat à l’ensemble des familles françaises de milieu modeste [Glaude et Singly (de), 1986].

Lorsque la femme ne mène pas d’activité rémunérée, la pratique du « mandat » persiste et traverse les milieux sociaux ; c’est ce que montrent Françoise Hans [1988] à propos de la France et Jan Pahl [1989] à propos de la Grande-Bretagne. Le montant du « mandat » est décidé parfois par les femmes, mais souvent de manière arbitraire par les hommes, condamnant celles-ci à faire preuve de finesse et de dextérité, afin non seulement d’équilibrer les comptes mais aussi d’inciter les hommes à faire preuve de largesse en retour. Les deux auteurs dressent un tableau éloquent des multiples astuces déployées par les femmes. Jan Pahl [1989, pp. 160 sq.] décrit le soulagement des mères britanniques, lorsqu’au cours des années soixante-dix, les allocations familiales sont versées directement aux mères, et non plus aux pères : enfin une source de revenus qu’elles peuvent dépenser comme elles le souhaitent. Ces allocations offrent un revenu supplémentaire sur lequel elles peuvent compter, et leur procure aussi un sentiment de contrôle et de « possession » : elles n’ont plus à justifier de l’ensemble des dépenses210.

Qu’en est-il lorsque les deux conjoints perçoivent des revenus ? Deux modes de gestion ont été identifiés : soit les conjoints décident de mêler leurs revenus ou tout au moins une partie (mode de gestion « commun »), soit chacun gère comme il l’entend son propre revenu (mode de gestion « indépendant »).

Une enquête exhaustive, effectuée aux États-Unis en 1982 et combinant données quantitatives (8000 questionnaires exploitables) et données qualitatives ( 300 entretiens en face-à-face), avait mis en évidence une nette différence entre couples mariés et concubins [Blumstein et Pepper, 1985]. Les premiers exerçaient en majorité une gestion commune, tandis que les seconds avaient plutôt tendance à adopter une gestion indépendante. Un second résultat concernait les différences entre sexes : quel que soit le mode de gestion adopté, les femmes (surtout les concubines, mais aussi les femmes mariées) exprimaient une nette préférence pour le mode de gestion indépendant. Concernant la première distinction, les auteurs de l’étude invoquent le degré de stabilité de la relation comme facteur explicatif. Il semble en effet d’autant plus logique de partager que l’on envisage une relation longue, ce qui a priori est davantage le cas des personnes choisissant le mariage. Les enquêtes qualitatives montraient d’ailleurs que pour bon nombre de couples mariés, le choix du mode de gestion n’avait pas même fait l’objet d’un questionnement, le partage des revenus étant jugé inhérent aux liens du mariage. Concernant la réticence féminine à l’égard du partage, les enquêtes qualitatives offrent quelques éclairages. Le salaire des femmes étant souvent inférieur à celui de leur conjoint, elles craignent d’en perdre le contrôle s’il doit être mis dans le « pot commun ». La volonté d’autonomie est également affirmée : disposer de ses propres avoirs, ne pas avoir de « comptes à rendre », ne pas avoir à « rationaliser » les dépenses ni à les expliquer à qui que ce soit, y compris au conjoint [Blumstein et Pepper, 1986, pp. 94 sq.].

Dès que l’on entre dans le détail des pratiques quotidiennes, la frontière entre ces deux modes de gestion (gestion commune, gestion indépendante) devient beaucoup ténue. Même quand il y a mise en commun des ressources, on constate que les revenus de chacun sont rarement destinés à des usages équivalents : ce marquage des revenus féminins peut s’interpréter comme un moyen de dévaloriser la contribution féminine et de reproduire l’image de la femme « dépendante ».

Notes
209.

Le chap. 8 est entièrement consacré aux techniques de gestion déployées par les femmes.

210.

« As income it gaves the feeling that they were contributing financially [...] As spending money it gaves wives a small measure of autonomy and independance, as well as helping to pay the bills » [Pahl, 1989, p. 158].