B. Salaires féminins, salaires d’appoint

La persistance du salaire féminin comme salaire d’appoint a une première origine tout à fait objective : les salaires féminins restent en moyenne, nettement inférieurs à ceux des hommes. Selon l’enquête Emploi de 1998 de l’INSEE, le salaire net moyen mensuel des femmes françaises représente 75,8% de celui des hommes [DARES, 1999]. Si l’on élimine les effets de structure en considérant les niveaux équivalents de formation, expérience, catégorie professionnelle, âge et secteur d’activité, la différence diminue mais demeure. En 1992 en France, on estime que, toutes choses égales par ailleurs, les femmes gagnent entre 10 et 15% de moins que les hommes [Silvera, 1995, p. 547]. Si l’on suit Rachel Silvera [1995], les facteurs explicatifs sont finalement les mêmes qu’au siècle dernier, avec notamment la conviction, partagée par tous, aussi bien les employeurs, les syndicats, les décideurs politiques et les salarié(es), que les femmes peuvent se contenter de salaires d’appoint. Cet élément n’en est qu’un parmi d’autres211, mais pas le moindre car selon l’auteur, il contribue particulièrement à favoriser l’immobilisme. Les inégalités n’évoluent que très lentement alors qu’elles sont connues de tous, et malgré les nombreuses revendications visant à les abolir212. Cette tolérance de fait, écrit l’auteur, repose précisément sur les « préjugés sociaux » relatifs aux « besoins » féminins [Silvera, 1995, p. 547].

D’autres travaux ont souligné la persistance de ce préjugé. L’homme demeure, dans l’imaginaire courant, le principal pourvoyeur de revenus. Au fur et à mesure que les femmes investissent le marché de l’emploi salarié, quel que soit le montant de leurs revenus, ceux-ci conserveraient leur connotation d’extra, d’accessoire, de secondaire, de complémentaire. C’est ce que montrent Françoise Hans [1988] et Annette Langevin [1990] à partir d’enquêtes réalisées en France, Jane Pahl [1989] au sujet de la Grande-Bretagne, Arlie Horschild [1990], Jane Hood [1983], John Mirowski [1985] et Viviana Zelizer [1994a] à propos des États-Unis. Les Américains, tant les hommes que les femmes, évoquent le terme de « pin money ». Ce terme, difficilement traduisible en langue française, était employé autrefois dans les milieux aristocratiques de l’Angleterre du XVIIIe siècle, pour désigner les dépenses liées aux toilettes féminines. Viviana Zelizer [1994a] montre que ce terme s’est peu à peu répandu dans tous les milieux sociaux. Aujourd’hui, il désigne en quelque sorte un revenu à la fois accessoire, spécifiquement féminin, et quelque peu superflu car destiné aux biens de luxe. Il est employé aussi bien pour désigner les salaires féminins que l’argent de poche des jeunes filles. En France, les enquêtes de Françoise Hans [1988] attestent que cette conception des revenus féminins comme secondaires et destinés à des utilisations frivoles (vêtements, bijoux, etc.) reste profondément ancrée dans les mentalités françaises. Ces représentations se perpétuent à travers les manuels scolaires, dans lesquels la répartition traditionnelle des responsabilités reste la principale forme de mise en scène familiale. On retrouve ce stéréotype dans l’imaginaire des enfants : le salaire de la mère n’est considéré comme essentiel, ni pour l’enrichissement familial, ni pour la survie de la famille. Il est réservé aux impôts ou bien pour payer un tiers accomplissant les tâches domestiques que la mère ne peut assumer [Langevin, 1990].

Christine Delphy [1998] dénonce une pratique, largement répandue au sein des couples selon elle, qui consiste à apprécier le montant du salaire féminin en défalquant les frais de garde d’enfants, les impôts supplémentaires, etc. Ceci montre, écrit-elle :

‘« que ces dépenses sont considérées comme devant être gratuites (contrairement aux dépenses de transport, de logement, etc.) [...] et comme devant être produites exclusivement par la femme : une partie de son salaire est considérée comme nulle, servant à payer ce qu’elle aurait du faire gratuitement [...] Au terme de ce calcul, il est généralement découvert que la femme ‘ne gagne presque rien’ » [Delphy, 1998, p. 47].

Le tableau ainsi dressé n’est guère encourageant. Se pencher plus en détail sur les pratiques des acteurs, sur la manière dont hommes et femmes définissent et s’approprient les salaires de chacun, confirme la force du préjugé tout en lui donnant un autre statut. Nous allons voir comment les acteurs parviennent, à travers leurs pratiques, à donner corps à ce préjugé, et ceci indépendamment de toute valeur monétaire. Nous allons voir aussi que ce préjugé n’est pas une règle inscrite et figée dans le cours des choses : il s’agirait plutôt d’une ressource, employée de manière inégale pour infléchir ou renforcer les relations.

Notes
211.

L’auteur évoque les facteurs suivants : les effets de structures et de secteurs (avec une concentration de la main d’oeuvre féminine dans des emplois sous-qualifiés) ; la faiblesse syndicale ; la définition des postes et des emplois, systématiquement défavorable aux emplois féminisés ; et enfin les politiques salariales des entreprises (l’individualisation des rémunérations, de plus en plus indexées sur la carrière des salariés avec notamment la prise en compte de l’absentéisme et de l’ancienneté, a tendance à défavoriser les femmes).

212.

Notons toutefois qu’entre le début des années soixante-dix et le milieu des années quatre-vingt, les écarts de salaires entre hommes et femmes ont sensiblement diminué (l’infériorité des salaires féminins, tous diplômes confondus, était de 39% en 1970 contre 19% en 1993). Toutefois depuis cette date, l’écart s’est stabilisé, voire s’est accru pour certains niveaux de qualification, notamment les diplômés d’écoles d’ingénieurs (en 1993, le salaire médian d’un homme sortant d’une école d’ingénieur était supérieur de 40% à celui d’une femme, contre 53% en 1970 et 32% en 1985) [INSEE, 1999a, p. 153].