C. L’appropriation des salaires féminins

Les données dont nous disposons ici sont partielles et déjà anciennes ; elles ne concernent que les États-Unis et la Grande-Bretagne et sont issues d’enquêtes réalisées au cours des années quatre-vingt, dans un contexte où les femmes étaient de plus en plus nombreuses à investir le marché de l’emploi salarié, et où l’on se demandait quelles en étaient les implications en termes de redéfinition des relations conjugales et notamment des responsabilités de chacun. Ces enquêtes, notamment celles qui s’appuient sur une analyse en compréhension, ont cependant le mérite de décrire avec précision les jeux d’acteurs et la manière dont ils jonglent avec leur environnement.

Les analyses quantitatives menées par John Mirowski [1985] offrent un premier éclairage213. De quel pouvoir de décision dispose une femme vivant en couple et qui décide d’exercer un emploi rémunéré, se demande l’auteur. D’après ses analyses, ce pouvoir dépend beaucoup plus des préjugés des deux conjoints au sujet de la division sexuée des rôles, et précisément du rôle des salaires de chacun, que du montant des revenus qu’il gagne. Les travaux d’Arlie Hochschild [1990]214 confirment ce premier résultat tout en donnant davantage de précisions. L’auteur confirme le rôle décisif des préjugés. Ainsi, lorsque le couple adhère à l’idéologie du male provider (l’homme « gagne-pain »), le salaire de l’épouse est traité comme secondaire, moins significatif, et ceci quel que soit son montant. Par rapport à l’étude précédente, l’investigation a été poussée plus loin en s’interrogeant sur l’usage des revenus, ou du moins ce qu’en disent les personnes. Or, un salaire considéré comme secondaire se traduit en termes d’usage : les personnes (hommes ou femmes) disent qu’il est destiné uniquement aux dépenses accessoires : vêtements, vacances, produits de luxe. Par contre, lorsque le couple manifeste une conception plus égalitaire des responsabilités des deux sexes, l’usage des revenus féminins se rapproche davantage de celui des revenus masculins. En d’autres mots, le fait de distinguer l’usage des revenus peut s’interpréter comme un opérateur de distinction des rôles : il exprime et renforce la division sexuée des responsabilités.

Avec Jan Pahl [1989], l’investigation est poussée plus loin encore, car elle confronte discours et pratiques215. Or l’usage réel des revenus n’est pas toujours très conforme à ce qu’en disent ses possesseurs. La plupart des conjoints définissent le salaire masculin comme collectif, et donc indispensable à la survie familiale. En pratique pourtant, peu d’hommes consacrent la totalité de leur salaire aux dépenses communes. Le salaire féminin, en revanche, est davantage considéré, notamment par les hommes, comme un salaire personnel, réservé aux dépenses personnelles des femmes, et donc accessoire. Là encore, on note un certain écart entre discours et pratiques puisque la plupart des femmes mettent leur salaire à disposition de la consommation familiale : certaines le déposent sur un compte joint destiné spécifiquement aux dépenses communes, d’autres le rajoutent jour après jour au budget familial quotidien (dépenses quotidiennes, nourriture, entretien, etc.), ce qui permet d’agrémenter l’ordinaire ; d’autres encore l’affectent à des dépenses communes précises (note de téléphone, d’électricité, etc.) ; d’autres enfin, le réservent pour des « extras », tels que les vacances ou les vêtements216.

Citons enfin les travaux de Jane Hood [1983]217. Sa recherche, motivée principalement par la question de l’impact de l’emploi féminin sur les relations conjugales, s’est finalement focalisée sur l’usage des revenus et sur les discours relatifs aux revenus de chacun, ces deux éléments apparaissant finalement comme un révélateur symptomatique de l’évolution des relations. Le contexte de départ influence fortement la manière dont le salaire est envisagé : la femme a-t-elle décidé de travailler parce que la famille en avait besoin ou pour son propre épanouissement ? Si la décision a été prise de manière commune, répondant à un réel besoin familial, alors le salaire de la femme est apprécié à sa juste valeur et la femme acquiert un statut de « gagne-pain ». Dans le cas contraire, son salaire, quel que soit son montant, représente simplement une « cerise sur le gâteau ». Avant même que la femme ait commencé à travailler, la manière dont la décision a été prise implique une conception a priori de son salaire dont les conjoints ont parfois du mal à se défaire, même au cours du temps.

Par la suite, le montant de ses revenus et surtout le montant relatif (c’est-à-dire par rapport à l’ensemble des revenus de la famille) peut inverser le mouvement. Mais ici encore, les discours ne reflètent pas toujours l’usage réel : c’est davantage un propos normatif sur le rôle souhaité par le mari pour sa femme. Par exemple, dans des familles où le salaire féminin atteint 30% du montant total des revenus, certains hommes estiment que le salaire de leur femme ne sert qu’à des babioles ; d’autres ne se prononcent pas même pas, arguant qu’il est difficile d’évaluer l’usage lorsque les revenus ont si peu d’importance [Hood, 1983, p. 120].

Comment les femmes vivent-elles cette situation ? Certaines ne s’en plaignent pas, bien au contraire ; elles en profitent pour faire des dépenses personnelles, confortant ainsi leur conjoint dans ses opinions. D’autres regrettent que leur participation au revenu familial reste inaperçue, alors même qu’elles avaient décidé d’exercer un emploi rémunéré dans l’espoir d’acquérir une certaine reconnaissance. Certaines n’ont pas hésité à comptabiliser précisément les revenus de chacun, obligeant leur conjoint à admettre les faits. Nombreuses sont celles qui s’en accommodent, comme s’il s’agissait de préserver l’harmonie familiale. Certaines femmes confortent délibérément l’homme dans ses convictions, en sous-estimant le montant de leurs revenus ou leur participation aux dépenses communes. Il supporterait mal, disent-elles, d’être confronté à une remise en cause de son statut de protecteur [Hood, 1983, p. 126].

D’autres travaux montrent enfin que les femmes ayant des revenus d’un montant supérieur à ceux de leur conjoint, sont parfois amenées à masquer leur position « dominante ». Déjà observée par Arlie Hoschild [1990] à partir de données qualitatives, cette tendance à été confirmée par une étude menée récemment (toujours aux États-Unis) à plus grande échelle [Greenstein, 2000]218. Certaines femmes investissent davantage de temps dans le domaine des activités domestiques lorsque leurs revenus sont supérieurs à ceux de leur époux, voire lorsqu’elles assument entièrement l’entretien matériel de la famille. A l’inverse, les hommes « entretenus » par leurs épouses ne s’impliquent pas plus. Théodore Greenstein [2000] suggère l’explication suivante : les femmes compensent une identité « déviante » en accentuant les tâches qualifiées de « féminines » (ménage, vaisselle, préparation des repas).

Notons pour finir que ce stéréotype du salaire d’appoint, s’il contribue à perpétuer le processus de dévalorisation des contributions perçues des femmes, n’est toutefois pas une mécanique inéluctable. Jane Hood elle insiste longuement sur la dépréciation des salaires féminins, mais elle évoque aussi la situation inverse, c’est-à-dire des hommes qui ont tendance à surévaluer le salaire de leur épouse, tout en l’encourageant par ailleurs fortement dans leur carrière professionnelle [Hood, 1983]. Même si elle moins fréquente, cette situation existe, ce qui montre que l’appréciation subjective des salaires s’apparente finalement moins à une règle sans appel, ce qui serait plutôt pessimiste, qu’à une convention à laquelle les acteurs, hommes et parfois femmes, ont recours pour justifier leurs actions et plus précisément donner un sens à leurs relations.

Notes
213.

L’étude se base sur une enquête téléphonique (entretiens semi-directifs) réalisée aux États-Unis en 1979 auprès de 680 couples mariés.

214.

L’étude se base sur des entretiens qualitatifs, réalisés aux États-Unis entre 1980 et 1988 auprès de 145 couples (mariés ou concubins).

215.

L’étude se base sur des entretiens qualitatifs réalisés en Grande-Bretagne au début des années quatre-vingt auprès de 102 couples mariés.

216.

À partir d’un échantillon de 102 couples (204 personnes), une analyse en régression montre que l’époux contribue davantage aux dépenses communes d’un point de vue absolu, dans la mesure où, en moyenne, son salaire est quatre fois plus élevé que celui de son épouse. En revanche, d’un point de vue relatif, l’épouse contribue davantage. Par exemple, si les salaires des deux conjoints augmentent tous deux dans les mêmes proportions, les femmes affectent 28% de cette augmentation aux dépenses familiales, contre 16% pour les hommes [Pahl, 1989, pp. 136 sq ; pp. 191 sq.].

217.

L’étude se base sur une combinaison d’entretiens qualitatifs et d’observations, menés aux États-Unis entre 1976 et 1982 auprès de 16 couples (mariés ou concubins).

218.

Les données sont issues de l’enquête National Survey of Families and Households menée en 1987-1988 auprès de 13 017 adultes, soit 2 912 couples mariés.