Conclusion du chapitre

Ainsi, que l’on interroge la morale populaire ou la science, le résultat est le même. Des grandes dames aux ouvrières en passant par les petites bourgeoises, il n’y aurait pour les femmes qu’une seule vocation légitime : abnégation et sacrifice de soi. Historiquement et jusqu’à une période relativement récente, l’accès des femmes à la monnaie est conditionné explicitement par ces deux formes d’obligations : dépendance et devoir social. Les femmes n’ont aucun droit sur leurs revenus, même leur propre salaire ; en même temps, elles ont en charge la lourde responsabilité de gérer rationnellement le budget familial. Gestion parcimonieuse, épargne, prévoyance font pleinement partie de leur devoir social. Le revenu féminin prend alors une connotation de salaire d’appoint cantonnant les femmes dans un statut de dépendantes. Cette notion de salaire d’appoint se manifeste tout d’abord de manière tout à fait objective, à travers l’infériorité des salaires féminins. L’argument de la dépendance est invoqué à la fois pour expliquer et justifier cette infériorité. À cet égard, il est frappant de voir à quel point l’histoire se répète puisque les arguments contemporains ne sont guère différents de ceux du siècle dernier. Cette notion de salaire d’appoint revêt également un caractère foncièrement subjectif, et c’est ici que les vertus neutralisantes de l’instrument monétaire révèlent leurs limites.

Le fait que les femmes puissent disposer de leurs propres revenus représente une menace pour la division sexuée des rôles dans le couple : différencier les revenus en autorise cependant le maintien. Les flux monétaires, en apparence homogènes, sont investis d’une signification qui leur confère une existence propre, indissociable de l’identité de celui qui en est à l’origine. Choisir d’affecter le revenu féminin à des dépenses, non seulement précises, mais surtout secondaires - quel que soit finalement l’usage réel qui est fait, plusieurs enquêtes soulignant le décalage entre discours et pratiques -, permet de perpétuer l’image d’un salaire d’appoint dont ne dépend pas la survie familiale.

La « valeur » monétaire est finalement reléguée au second plan. Le rôle de l’unité de compte comme équivalent général trouve ici ses limites. Le salaire féminin n’est pas un flux monétaire neutre, au sens où il serait détaché de tout jugement : il subit un processus d’appropriation. Toutefois, cette pratique d’étiquetage n’est pas une attitude systématique destinée à se perpétuer à travers le temps : il s’agit davantage d’une convention que les acteurs manipulent à leur guise pour exprimer et orienter le sens et la nature de la relation conjugale.

Revenons pour finir sur la portée du raisonnement et des données proposés dans ce chapitre. Nous l’évoquions en introduction, la finalité de celui-ci n’était pas d’offrir une image fidèle et implacable d’un groupe précis de femmes, relatif à un territoire donné, au cours d’une période déterminée : elle a consisté à reconstituer un processus. C’est pourquoi nous n’avons pas hésité à multiplier les sources, les périodes, offrant ainsi au lecteur un tableau quelque peu foisonnant.

La situation n’incite guère à l’optimisme. Pourtant, insister sur l’inertie des représentations et des normes sociales ne doit pas occulter leur potentiel d’évolution. Constater la dimension sociale de l’instrument monétaire ne doit pas non plus masquer ses vertus émancipatrices. La division sexuée des droits et des obligations ne saurait être un processus inéluctable de domination sur lequel les femmes n’auraient aucune prise, et l’accès à la monnaie fait précisément partie des moyens possibles. Les progrès enregistrés par la condition féminine au cours des deux derniers siècles en sont la première illustration. En soulignant les effets d’autorenforçement et de décalage, nous n’avons guère évoqué le rôle pourtant essentiel des femmes elles-mêmes, premières actrices de l’évolution de leur propre condition. C’est sur ce point que nous allons poursuivre dans le chapitre suivant en mettant en évidence, à partir des trajectoires entrepreneuriales des femmes sénégalaises, les capacités de réaction, de résistance et de contournement dont elles font preuve face aux obligations qui leur sont imposées, et le rôle de la monnaie dans cette transformation.