Introduction

Face aux pratiques de solidarité africaines, l’observateur occidental éprouve un sentiment ambigu. D’un côté, il a tendance à s’émerveiller devant un tel sens de la solidarité. De l’autre, il ne peut s’empêcher de ressentir un certain malaise vis-à-vis de l’imbrication entre relations de parenté, d’amitié et relations marchandes, ce que l’on pourrait appeler « la marchandisation des relations de réciprocité ». La monnaie s’introduit partout, notamment dans les cérémonies familiales. Les femmes notent scrupuleusement ce qu’elles ont donné, elles parlent des cérémonies familiales en termes de « banques » et d’ « investissements ». Gare à celle qui se dérobe à ses engagements ; il en va de son honneur et de sa réputation ; il en va également de son commerce car les cérémonies sont également des lieux intenses d’échange de marchandises pour certaines, de mobilisation de capital pour d’autres. Certaines négocient âprement les conditions du prêt qu’elles consentent à octroyer à leur époux, d’autant que ces derniers, disent-elles, sont de plus en plus « inutiles ». De leur côté, les hommes accusent les femmes de gaspiller. Le Sénégal irait sans doute mieux, disent-ils, si les femmes ne passaient pas autant de temps, d’énergie et de moyens dans leurs « histoires de cérémonies ». Comment interpréter et déchiffrer ces pratiques ? Les femmes mélangent tout et sont incapables de dissocier relations affectives et marchandes, pourrait-on arguer. Notre réponse est différente : ces pratiques traduisent simplement une forme différente d’usage et d’appropriation de l’instrument monétaire.

Nous allons montrer tout d’abord que l’« altruisme » féminin revêt d’autres formes. Aujourd’hui, si les Sénégalaises sont de plus en plus nombreuses à mener des activités rémunérées, même « informelles », c’est en large partie en s’appuyant sur leurs obligations familiales. L’absence de cloisonnement entre marchand et non marchand, spécificité issue de la pensée moderne à laquelle les populations africaines sont peu habituées, les autorisent à utiliser les secondes au profit des premières. Dans le même temps, elles participent à l’évolution de leurs propres obligations ; c’est le second point abordé ici. Les femmes sont de plus en plus nombreuses à manifester une volonté de prise de distance à l’égard de leurs obligations communautaires et conjugales. Il n’y a pas rupture ; c’est impensable dans un contexte où la communauté continue de jouer un rôle central de protection et d’identification. Il ne peut y avoir que des compromis. Les femmes, notamment grâce à leurs capacités d’organisation collective, sont les premières actrices de ce renouvellement. Face à l’inertie des normes et des représentations sociales, largement soulignée dans les chapitres précédents, l’action collective facilite le changement et limite les risques d’irréversibilités.

La description des pratiques monétaires et financières sera abordée dans un chapitre ultérieur. Ici, c’est la question de l’accès des femmes à la monnaie, via leur implication dans le domaine des activités marchandes, qui retient notre attention. Après un bref aperçu du contexte actuel sénégalais (section 1), une analyse dynamique des obligations communautaires est proposée, en termes de conventions et de grandeurs (section 2). Il devient alors possible de s’interroger sur la dynamique des trajectoires entrepreneuriales féminines, et sur la manière dont les femmes s’organisent pour concilier leurs activités marchandes et leurs obligations (section 3)219.

Notes
219.

Ce chapitre s’appuie sur des données empiriques collectées dans le cadre d’une étude réalisée pour l’Association française des volontaires du progrès et le Fonds européen de développement. Le contexte de l’étude et le mode de collecte des données a été décrit au chap. 3. Le contenu des échantillons est précisé en annexe, ainsi que les termes de référence de l’étude. Rappelons simplement que dans le cadre de cette étude, ont été menés 100 entretiens individuels de type semi-directif (87 exploitables), 15 entretiens individuels de type récits de vie, et 45 groupes féminins ont été analysés (au travers d’entretiens avec différents membres et des observations des pratiques).