B. Une attitude plus pragmatique par rapport au « travail »

L’évolution de l’emploi sénégalais suit une tendance partagée par bon nombre de pays du Sud dits « en crise » : une contraction du salariat couplée avec une régression du chômage due à l’essor des activités dites « informelles », ces dernières jouant ainsi un rôle « anti-cyclique » [Baumann, 1999b, p. 20]. La part de l’emploi salarié est évaluée à 5% du total de la population active, et cette proportion est en repli (5,6% en 1988)225. En revanche, le taux d’activité ne cesse d’augmenter (tableau ci-dessous), et cette progression résulte en partie de la forte croissance de l’activité féminine. En proportion, elles sont trois fois plus nombreuses à se déclarer actives en 1991 qu’en 1976.

Tableau 6. L’emploi dans la région de Dakar
1976 1988 1991 1994-1995
Taux d’activité226
Hommes
femmes
40,2
66,8
13,3
42,8
65,6
20
53,6
67,4
39,3
49,5
nd
nd
Taux de chômage227
HommesFemmes
16,7
17,6
12
23,4
23,4
23,1
24,4
23,2
26,6
16,4
nd
nd
Personnes prises en charge (inactifs, chômeurs) par 100 occupés 199 205 147 141
Source : Baumann [1999b]228

L’implication croissante des femmes dans la vie active se manifeste essentiellement dans le domaine des activités dites « informelles ». Au sens strict du terme, « informel » désigne une activité « sans caractère officiel », ce qui recouvre une diversité de réalités : activités illégales (proxénétisme, drogue, travail d’enfants, etc.), activités légales mais non déclarées ou encore activités qui n’engendrent pas de revenu monétaire (activités domestiques et bénévoles) [Archambault et Greffe, 1984]. Appliqué aux économies africaines, dont on sait qu’elles sont dominées par des activités non déclarées, le terme « informel » cherche davantage à rendre compte des caractéristiques de ces activités. On insiste sur la petite taille des unités de production, leur caractère familial, la pluriactivité, la souplesse, etc.

Philippe Hugon [1999a] définit l’informel comme

‘« un ensemble d’organisations à petite échelle où le salariat est absent (ou limité), où le capital avancé est faible, mais où il y a néanmoins circulation monétaire et production de biens onéreux » [Hugon, 1999a, p. 66-67].’

L’informalité juridique est bien sûr prédominante, sans toutefois être un critère déterminant. À cet égard, les modèles dualistes, opposant secteurs « traditionnel » et « moderne », secteurs « structuré » et « non structuré », ont largement été remis en cause. On sait aujourd’hui qu’il n’y a pas deux sphères compartimentées et hermétiques mais plutôt un continuum de situations qui relèvent plus ou moins de l’informalité. Concernant les femmes (et ce schéma est probablement valable pour les hommes), certaines mènent une activité parallèlement à un emploi dans l’administration ou dans une entreprise afin de compléter leurs revenus. D’autres agissent grâce au soutien financier régulier de leur époux, lui-même fonctionnaire. D’autres, enfin, doivent leur réussite à un réseau de clientèle aisée dont la « solvabilité » repose sur des revenus issus de l’administration. Certaines sont inscrites au registre du commerce, d’autres non, sans qu’il y ait un lien clairement établi avec l’ampleur de leur activité229.

Par définition, ce type d’activité est difficilement appréciable d’un point de vue quantitatif. On estime cependant, approximativement, que les femmes représentent les deux tiers des effectifs du secteur informel [Sénégal, 1993]. La fiabilité très relative des statistiques nous oblige à rester prudents dans nos interprétations230. Ces réserves étant faites, il semble toutefois possible, comme le suggère Eveline Baumann, d’interpréter ce constat en termes ‘« d’attitude plus pragmatique par rapport au travail » [Baumann, 1999b, p. 13]’. Cette hypothèse confirme nos propres observations, d’ordre qualitatif. De nos enquêtes, il ressort que les femmes sont nombreuses à souhaiter stabiliser une activité menée jusque-là de manière ponctuelle, « pour régler des problèmes ». Les femmes évoquent le « gaspillage » des tontines, et manifestent la volonté d’un usage davantage « productif » de leurs revenus. Certes, leurs propos reflètent en partie le discours ambiant, véhiculé aussi bien par les représentants des services publics que par ceux des ONG ; les et les autres cherchent à « professionnaliser » les populations, notamment les femmes, et à leur inculquer des méthodes « rationnelles » de gestion. L’évolution des pratiques féminines, que nous nous attacherons à décrire, témoigne toutefois que ces propos vont au-delà d’un discours de façade.

L’exigence de survie est bien sûr un premier facteur explicatif. Le programme de recherche « Famille, genre et développement » mené par le bureau régional du Population Council à Dakar a mis en évidence les charges croissantes supportées par les femmes du fait du désengagement des pères [Bop, 1996]. Au début des années quatre-vingt-dix, le nombre de femmes africaines chefs de famille était évalué au tiers des cellules familiales, voire la moitié dans les grandes villes231. Au Sénégal, on estime aujourd’hui que cette proportion atteint 20% [Bop, 1996]232. Quant aux femmes « soutiens de famille », c’est-à-dire assumant une bonne part des charges matérielles familiales, leur nombre est bien plus important. Même lorsque l’homme reste chef de famille, il a de plus en plus de mal à assumer la « DQ » (dépense quotidienne), se dérobant ainsi à son rôle de « créancier » de la famille. Une étude réalisée en 1988 dans un quartier de Dakar montrait que les femmes assuraient en moyenne 50% des dépenses familiales [Sarr, 1991]. 50% des demandes adressées par les femmes aux tribunaux départementaux ont pour motif le non-paiement de la pension alimentaire [Sénégal, 1993]233. Acculées à des responsabilités matérielles croissantes, les femmes n’ont donc guère le choix. « Travailler » est un terme rarement employé ; elles préfèrent parler de « débrouille ». Le terme français s’est peu à peu wolofisé : deburye, deburyewoo. Il renvoie à une véritable stratégie de gestion qui s’appuie sur une attitude active, voire agressive : démêler, débrouiller (làqarci), s’efforcer de bien faire (gbor-goorlu), faire des va-et-vient, chercher partout (këreb-këre), s'activer (tès-tèsi), faire l’effort (jéema), chercher un moyen par tous les moyens (pexe bo man ti fexe), travailler dans la sueur (futteku), etc234. Se lancer dans une activité commerciale est finalement une stratégie comme une autre de « débrouille ». Faute de formation et de moyens, elles n’ont guère le choix du secteur d’activité : elles se sont tournées vers le « petit commerce » qui exigeait à la fois peu de capital et une grande flexibilité d’adaptation au marché local.

Notes
225.

Tous secteurs confondus, on estime à 16% (soit environ 20 000) le nombre d'emplois salariés rayés par les restructurations au cours des années quatre-vingt [Baumann, 1999b].

226.

Taux d’activité = population active / population en âge de travailler (10 ans et plus).

227.

Taux de chômage = population non occupée / population habituellement active.

228.

L’auteur s’appuie sur les sources suivantes :

Sénégal / Ministère de l’Économie, des Finances et du Plan / Direction de la Prévision et de la Statistique (1991) Enquête Emploi, sous-emploi, chômage en milieu urbain, avril-mai 1991, région de Dakar. Rapport définitif, Dakar, 102 p.

Sénégal / Ministère de l’Économie, des Finances et du Plan / Direction de la Prévision et de la Statistique (1993) Recensement général de la population et de l’habitat de 1988. Rapport national. Résultats définitifs. Dakar. Juin, 71 p.

Sénégal / Ministère de l’Économie, des Finances et du Plan / Direction de la Prévision et de la Statistique (1997) Enquête sénégalaise auprès des m énages. Mars 94 – mai 95. Rapport de synthèse, Dakar, DPS, Octobre, 178 p.

229.

Nous avons même renoncé à distinguer ce critère lors de nos enquêtes, si ce n’est pour tenir compte des frais de duty (inscription au marché) ou d’achat d’une patente. Nous y revenons au chap. 7.

230.

On sait combien les statistiques liées aux questions d’emploi sont empreintes de subjectivité, a fortiori dans un pays particulièrement sous-équipé dans ce domaine et où l’emploi informel prédomine.

231.

L’article d’A. Doumit El Khoury [1996] propose un état des lieux quantitatif de la question.

232.

Par rapport au nombre de femmes chefs de famille au Sénégal, des chiffres précis sont difficiles à établir. Selon une enquête réalisée le ministère de la Femme, de l’enfant et de la famille à la fin des années quatre-vingt, elle serait de 20% [Sénégal, 1993]. Toutefois, selon les sources, la proportion varie entre 15 et 25% [Bop, 1996, p. 131]. L’évaluation du nombre de femmes chefs de famille pose un problème préalable de définition, que nous n’aborderons pas ici. À ce sujet, voir par exemple A. Doumit El Khoury [1996].

233.

C. Bop fait remarquer que cette proportion serait probablement nettement plus importante si toutes les femmes connaissaient leurs droits [Bop, 1996, p. 135].

234.

Nos propres observations ont été complétées par les travaux d’H. Mottin-Sylla [1991a].