Section 2. les obligations communautaires : une convention évolutive

Le savoir économique est-il capable de rendre compte de la complexité et de la spécificité des économies africaines ? À cet égard, une interminable controverse oppose substantivistes et formalistes. Les premiers estiment que les sociétés du Sud seraient à tel point engluées dans leurs relations de réciprocité que toute introduction de logique marchande serait vaine ; on pense notamment au concept d’« économie morale » proposé par James Scott [1986]. Les formalistes, en revanche, proposent d’assimiler l’entrepreneur ou le paysan africain à un « pur rational problem solver » [Popkin, 1979], préoccupé par la seule maximisation de ses gains. Les outils de l’approche néoclassique sont dès lors considérés comme valides et opérationnels quel que soit le contexte social et culturel.

Le cadre théorique employé jusqu’ici autorise un dépassement de ces deux approches. Si assujetissement et astreinte sont des réalités quotidiennes que l’on ne peut écarter, il reste que les obligations sont également des ressources pour l’action, et qu’en outre, elles sont sujettes à modification. Admettre le caractère subjectif et évolutif des droits et des obligations revient à les appréhender en termes de convention : droits et obligations forment un cadre qui est à la fois contraignant et permissif. Ce cadre s’impose à chacun tout en étant le résultat des actions individuelles. Il est à la fois déterminant et déterminé ; il est donc susceptible de se modifier au cours du temps (§1).

Comment ce cadre peut-il se transformer ? Conceptualiser la dynamique des conventions est une entreprise délicate. Offrir une démonstration rigoureuse et implacable serait une prétention hasardeuse. Notre réflexion propose simplement quelques pistes d’éclairages (§2). À partir de la grille de lecture proposée par les économies de la Grandeur, il est possible de montrer que les obligations communautaires reposent sur un certain arbitrage entre égalité et efficacité, et que cet arbitrage assure leur légitimité237. Lorsque cet arbitrage est remis en question, l’illégitimité qui en résulte provoque nécessairement des réactions de la part des acteurs, impulsant ainsi une dynamique endogène. Cette dernière est rythmée par l’évolution des rapports de pouvoir entre groupes sociaux, notamment entre sexes. L’évolution des obligations obéit également à une dynamique exogène. La monétarisation issue de la colonisation en est une composante, qu’il est possible d’interpréter comme une intrusion de la cité marchande au sein de la cité domestique. Exogénéité ne renvoie pas pour autant à un mécanisme sur lequel les acteurs n’auraient aucune prise : l'introduction de la monnaie coloniale donne lieu à un processus d’appropriation qui repose sur deux éléments. Comme toute convention, elle stabilise et coordonne les anticipations ; mais ce rôle de stabilisation n’a lieu que s’il y a eu traduction de cette nouvelle convention en des termes compatibles avec les principes de justice en vigueur localement. En outre, cette appropriation n'est pas homogène socialement ; elle dépend de la capacité des différents groupes sociaux à s’imposer dans ce processus d’appropriation.

Notes
237.

Le cadre théorique des économies de la Grandeur a été décrit au chapitre précédent (chap. 5, sect. 1).