A. La force du contrôle social : la prégnance de la cité domestique

Le respect des obligations communautaires demeure l’unique moyen d’accéder à certains droits. Chacun, en fonction de son appartenance de sexe, de son appartenance ethnique, lignagère, villageoise, reste soumis à un certain nombre d’obligations dont il peut difficilement s’extraire. Allégeances religieuses et confrériques, soumission des cadets et des femmes aux aînés et aux hommes, impôts communautaires (monétaire, en nature ou sous forme de travail gratuit), transferts au village d’origine, transferts cérémoniels lors des funérailles, prise en charge intra-urbaines sous forme d’hébergement, de tutorat : ce sont là autant d’exemples d’obligations, qui en contrepartie donnent lieu à un certain nombre de droits. Ces droits sont d’abord des droits d’existence ; ils garantissent la survie quotidienne, le maintien du rang dans la communauté et ils protègent contre les forces du mal. Ce sont aussi des droits matériels se traduisant essentiellement par des droits fonciers [Mahieu, 1989]. Au Sénégal, ces entrelacs de droits et d’obligations se déploient de manière horizontale, à travers les classes d’âge et les fraternités entre égaux (nawlé). Ils s’étendent également de manière verticale, au travers de rapports d’allégeance entre castes (rapports buur/baadolo, géér/ñeeño, jaam/sàng) et à l’égard des forces de l’invisible et des dieux.

Pour les femmes, leur dette de vie est « compensée » avant tout par leur devoir de procréation. Elles ont bien sûr d’autres obligations, mais celle-ci est première. Dans bon nombre de sociétés africaines, le père est défini par ses ancêtres, alors que la mère l’est par sa descendance [Coquery-Vidrovitch, 1994]. Une mère est aussi responsable du sort de l’enfant, aussi bien sa santé physique que mentale, sa réussite sociale que son bonheur. Au Sénégal, non seulement l’intelligence s’acquiert par le sein maternel (xel danu koy namp) [Diop, 1985, p.19], mais encore l’éducation est une véritable responsabilité maternelle. Lorsque l’on parle d’une « mère qui a bien travaillé » (ndey-ju-liggééy), c’est précisément pour justifier de la réussite des enfants ; le comportement du père n’entre pas en considération [Diop, 1985, p. 23].

Qu’advient-il à ceux qui tentent de se dérober à leurs obligations ? Au-delà d’un éventuel ostracisme encouru, deux procédés assurent le respect des obligations à travers un contrôle social d’apparence incontournable.

Ce sont tout d’abord les pratiques de sorcellerie et de maraboutage. La nécessité de s’assurer une descendance est permanente, chez les femmes comme chez les hommes. Mais si un homme peut divorcer et prendre une autre épouse, une femme, en revanche, est condamnée à l’opprobre social. Elle sera accusée ou se croira victime d’ensorcellement. C’est particulièrement le cas au Sénégal, quand elle n’a pas d’enfants, « autant dire qu’elle n’est rien » [Diop, 1985, p. 32]. Stérilité, accidents de grossesse, naissance difficile, paralysie et anormalité infantile sont même associés à la folie et les guérisseuses sont là avant tout pour régler les problèmes de fécondité. Lorsqu’une femme a des problèmes pour engendrer, non seulement elle n’assume plus son rôle social, mais elle « perd ses sens » [Lecour-Grandmaison, 1970, p. 77]. Condamner une femme à la stérilité, par menace ou par vengeance et par l’intermédiaire d’un féticheur, est le sort le plus affligeant qu’on puisse lui imposer. Solliciter un féticheur reste le meilleur moyen de régler des conflits relationnels, notamment les rivalités entre co-épouses [Lecour-Grandmaison, 1970 ; Faizang et Journet, 1988]238, de réglementer la concurrence illégale - les nouvelles arrivantes sont ainsi tenues de se plier aux règles du marché [Lecarme, 1992 ; Sarr, 1998] -, ou encore de punir quelqu’un qui s’est enrichi trop vite [Ndiaye, 1996]. Jeter un sort (xërëm), envoûter à distance (woo), paralyser la volonté de la personne visée (sëf) sont autant de pratiques susceptibles de sanctionner la déviance.

Ce sont ensuite les griots (sab-lekk) qui jouent un rôle central de pression sociale puisqu’à travers eux, toute déviance devient publique. Traditionnellement, les griots remplissent des tâches verbales pour lesquelles ils reçoivent des dons : transmetteurs de messages verbaux dans l’espace (lors de réunions publiques, de cérémonies sociales) et dans le temps, ils sont tous rattachés à une famille dont ils véhiculent la mémoire. Ils sont aussi des sortes de bouffons, des amuseurs de la société239. Il n’est pas rare d’entendre parler de mariages où l’on limite la participation des griots afin d’éviter les surenchères. Pour un gèer (caste supérieure dans la stratification wolof), refuser les exigences d’un griot revient à se « rabaisser socialement ». Jouissant d’une totale impunité, ces derniers n’hésitent donc pas à se livrer à des abus. Colette Lecour-Grandmaison cite des groupes de griots, qui lors d’une fête, exigent à chaque nouvelle danse une surenchère par rapport au don précédent « jusqu’à ce que la présidente de la soirée en vint à déposer dans leur sébile le collier d’or attaché à son cou » [Lecour Grandmaison 1970, p. 156].

Ainsi, la présence d’instances répressives limite les tentatives de déviation. « Tout calcul microéconomique africain est contraint par la pression communautaire », écrit par exemple François-Régis Mahieu [1989, p. 727]240. Dans la terminologie des cités, cela revient à affirmer la prégnance de la cité domestique. Les autres cités ne se déploient qu’en nouant des compromis avec la cité domestique [Favereau, 1995]. En effet, on retrouve l’idée selon laquelle la grandeur des personnes « dépend de leur position hiérarchique dans une chaîne de dépendances personnelles » [Boltanski et Thévenot, 1991, p. 116]. Cette grandeur doit être rapportée « aux relations de dépendance d’où les personnes tirent l’autorité qu’elles peuvent à leur tour exercer sur d’autres » [ibid, p. 117]. On retrouve également l’ambivalence protection / soumission propre à la cité domestique : si les personnes acceptent de se soumettre à leurs obligations, c’est en partie parce que celles-ci leur assurent une protection quotidienne.

Notes
238.

À partir d’enquêtes menées auprès de femmes sénégalaises soninké et toucouleur, S. Faizang et O. Journet ont décrit avec beaucoup de précision les rivalités incessantes et quotidiennes qui s’exercent entre co-épouses, tant dans le domaine sexuel, économique, domestique, que celui de l’occupation de l’espace au sein de la maison lorsqu’il y a cohabitation ou encore dans ce qui relève de la gestion des relations extérieures au ménage [Faizang et Journet, 1988, pp. 88 sq]. Le recours au féticheur intervient comme mode de règlement des conflits en complément des injures, mensonges, voire bagarres [ibid, pp. 113 sq.].

239.

Dans une culture de l’oralité ce rôle est bien sûr central. Le statut des griots est néanmoins inférieur dans une société de rang où le prestige est fondé sur la générosité. Selon des enquêtes réalisées dans les années soixante-dix, à cette époque 50% de leurs revenus provenaient de dons [ Diop, 1981, pp. 88 sq].

240.

Certaines recherches se sont attachées à chiffrer l’importance des transferts communautaires. Ainsi en Côte d’Ivoire, on estime que 60% des ménages abidjanais réalisent des transferts, dont le montant représente entre 10 et 30% de leurs revenus, et sans compter les transferts indirects tels que tutorat, hébergement [Mahieu, 1990].