Comment expliquer la persistance des liens communautaires ? Émergence d’un droit écrit et d’une réglementation bureaucratique, généralisation de la scolarisation, urbanisation croissante, essor des moyens de communication de masse : n’a-t-on pas là tous les éléments caractéristiques de la « modernité », et donc susceptibles d’impulser une dynamique d’émancipation à l’égard des attaches communautaires ? C’est plutôt l’inverse qui a été constaté au cours des dernières décennies : non seulement la communauté persiste, mais elle a même eu tendance à se renforcer, donnant naissance à ce que d’aucuns qualifient de ‘« surcommunautarisation » [Marie, 1995b, 1998]’. Les raisons de cette constante sont en fait relativement simples : c’est une question de survie.
En l’absence d’un dispositif étatique de protection sociale, le groupe reste une garantie contre l’incertitude du quotidien, maladies, décès, chômage, accidents, etc. Affirmer l’absence totale de protection sociale institutionnalisée serait excessif. Force est de constater néanmoins qu’elle ne concerne qu’une minorité241. Le salariat, nous l’avons vu, reste marginal. De plus parmi les salariés, tous ne sont pas affiliés à un régime de sécurité sociale car bon nombre d’entreprises ne cotisent pas [Baumann, 1999a]. La loi de l’aléatoire et de l’opacité prime sur toute autre considération : il faut d’abord négocier âprement son statut d’ayant-droit ; il faut ensuite que les « caisses » ne soient pas complètement vides [Werner, 1995]. L’assistance de type familiale ou religieuse (notamment de type confrérique) est à la fois plus efficace, plus sûre, et donc beaucoup plus crédible [Vuarin, 1990]242. Au cours de la période 1989-1994, on estime qu’environ 40% de la population sénégalaise a eu accès aux soins de santé [Banque mondiale, 1998a, Annexe B5]. La protection se joue également en termes d’accès aux réseaux de la richesse. Qu’il s’agisse du commerce ou du crédit, lorsque l’« informel » prime, déployer et soutenir les liens de connaissances demeurent la meilleure garantie. Enfin, le fonctionnement clientéliste renforce l’interpénétration des domaines économiques, sociaux et politiques. C’est la raison pour laquelle on parle de « surcommunautarisation » [Marie, 1995a].
Comme le suggère Olivier Favereau, la prépondérance de la cité domestique sur les autres cités peut s’interpréter en partie comme un certain type de « socialisation de l’incertitude » [Favereau, 1995, p. 186]. Se soustraire à ces obligations revient à s’exposer aux sanctions communautaires. En revanche, la relation inverse ne se vérifie pas. L’équilibre parfait entre droits et obligations n’est jamais assuré car les moyens dont dispose chacun pour faire valoir ses droits sont limités. La carte à l’échange 243 de chacun dépend de sa capacité à faire valoir et négocier ses droits [Sen, 1993a]. Mais cette dimension subjective, n’est-ce pas également une porte ouverte à des interprétations en faveur des acteurs, des opportunités de contournement qui autoriseraient une certaine marge de manoeuvre ?
Les dépenses publiques en matière de santé sont tombées de 0,9% du PNB en 1980-81 à 0,67% en 1989-90, et les salaires représentent une part, non seulement très importante mais croissante, de ce budget (65% en 1980-81 et 74% en 1989-90) [Baumann, 1998b, p. 37].
Indépendamment des moyens misérables de l’État, se pose de toute façon un problème de crédibilité. Les Sénégalais ont beaucoup plus confiance dans les réseaux d’entraide islamique et c’est vers eux qu’ils se tournent lorsqu’ils ont besoin d’assistance. C’est ce que révèle l’enquête menée par R. Vuarin [1990] au cours des années quatre-vingt. Certains dispositifs d’assistance islamiques (par exemple le Fonds sénégalais de solidarité islamique) se présentent ainsi comme des « concurrents potentiels » de l’État dans le domaine de l’assurance sociale centralisée [Vuarin, 1990, p. 618].
Rappelons que ce terme, proposé par A. Sen, désigne l’ensemble des droits auquel chacun peut prétendre (ses prétentions légitimes) [Sen, 1993a].