A. Cités marchande et domestique : l’hypothèse du compromis

Comment s’articulent cités marchande et domestique ? L’individualisme du monde marchand semble difficilement compatible avec les exigences collectives de la cité domestique. La pensée moderne, nous l’avons vu au chapitre précédent, pensait l’affranchissement des liens de subordination personnels aussi bien comme une condition que comme l’aboutissement d’un espace de justification fondé sur la richesse et la concurrence. Dans les sociétés du Sud, cet affranchissement n’a pas eu lieu. Si les pratiques commerciales sont ancestrales, elles ne se sont jamais accompagnées d’une volonté généralisée d’en faire un outil de dislocation des attaches communautaires. En d’autres mots, il n’y a pas de cité marchande. Faut-il en conclure que le lien marchand est nécessairement subordonné aux principes de justice communautaire ? La cité domestique aurait-elle tendance à « phagocyter » les autres cités, pour reprendre l’expression d’Olivier Favereau [1995] ? Dans le modèle, chaque cité repose sur la circulation d’objets, garants de la coordination et de l’ordonnance les personnes (leur grandeur). C’est donc en analysant le rôle des objets qu’il est possible d’identifier l’articulation entre les deux types de cités. Que constate-t-on à propos de la monnaie, objet principal de la cité marchande ? Un « phagocytage » de la cité marchande par la cité domestique (voir figure ci-dessous) se traduirait par un usage de la monnaie comme mode de reproduction des hiérarchies préexistantes.

message URL FIG601.gif
Figure 4. L’articulation entre cité domestique et cité marchande. L’hypothèse d’un « phagocytage »

Divers travaux empiriques ont montré que les populations africaines avaient tendance à s’approprier la monnaie occidentale par un usage non exclusivement « moderne », par exemple en l’utilisant lors des échanges rituels au même titre que les paléomonnaies [Guyer, 1995 ; Servet, 1995b]244. Doit-on en déduire que la monnaie s’est simplement coulée dans le moule des hiérarchies locales ? Revenons aux économies de la Grandeur. La domination d’un type de cité n’empêche pas la coexistence de plusieurs types de cités, ce que Luc Boltanski et Laurent Thévenot appellent les figures du compromis :

‘ « les dispositifs composites qui comprennent des personnes et des choses susceptibles d’être relevées dans des mondes différents ne sont pas fatalement défaits par la dispute [...] dans un compromis on se met d’accord pour composer, c’est-à-dire pour suspendre la différend, sans qu’il ait été réglé par le recours à une épreuve dans un seul monde. La situation de compromis demeure composite, mais le différend est évité » [Boltanski et Thévenot, 1991, p. 337]. ’

Le processus du compromis suppose la recherche de formulations et de désignations spécifiques qui fondent dans un même énoncé les références au monde d’origine. Une large part du travail nécessaire pour parvenir au compromis consiste donc à ‘« s’entendre sur le terme adéquat, à chercher une formulation acceptable par tous et sonnant juste, sur laquelle tomber d’accord » [Boltanski et Thévenot, 1991, p. 342]’.

Les critères de justification sont étayés par des objets qui les incarnent et les rendent manipulables par les acteurs, ce dont vise à rendre compte la notion de compromis. C’est précisément l’élaboration des compromis qui contribue à dégager des ressources susceptibles d’être mobilisées pour étendre à de nouveaux principes le modèle de la cité, en d’autres termes à faire évoluer les conventions en vigueur.

Dès lors qu’il y a compromis, les caractéristiques des cités se transforment : le rôle des objets, mais aussi le principe supérieur commun. De cette façon, si la monnaie est « paléomonétarisée », elle a tendance en retour à faire évoluer les principes de justice.

message URL FIG602.gif
Figure 5. L’articulation entre cité domestique et cité marchande. L’hypothèse d’un compromis

Cette notion de compromis propose un chemin à suivre. Une question essentielle reste tout de même en suspens : celle des conditions d'évolution des conventions.

Notes
244.

Ce point a été abordé au chap. 2.