A. Les groupements féminins : entre solidarité traditionnelle et politique d’appui à l’émergence d’une société civile

Division sexuée du travail et obligations rituelles et religieuses sont à la base de la solidarité féminine africaine [March et Taqq, 1986]. Au Sénégal, les groupements féminins répondent naturellement à ce double principe. Dès leur plus jeune âge, garçons et filles vivent séparément leur apprentissage social et religieux au sein de groupes de classes d’âge : mok mbar pour les garçons, bok mbar ou mbotays pour les filles [Diop, 1985]. Plus tard, les femmes s’organisent pour faire face à leurs obligations financières (aléas et cérémonies familiales), partager leurs besognes (lessive, piler le mil, ramasser le bois), mais aussi leurs loisirs (danse et chants) et enfin pour assumer leurs obligations religieuses. Collecter les dons destinés au marabout, organiser des pèlerinages ou tout simplement prier et chanter se font le plus souvent de manière collective au sein des dahiras.

Si le mouvement collectif féminin ne date pas d’aujourd’hui, il reste qu’il évolue dans un contexte qui lui, a changé. Dès l’indépendance, le « projet coopératif sénégalais »entreprend de mobiliser les populations [Berthomé, 1990] et depuis, cette volonté de mobilisation n’a cessé de croître. Elle a d’abord été impulsée par l’État, dès les premiers plans d’ajustement structurel. Face aux inévitables restrictions budgétaires, les pouvoirs publics ont tendance à

‘« déléguer aux structures traditionnelles, notamment villageoises dans le cas sénégalais [...] une partie de leurs fonctions sociales de répartition et d'investissements publics » [Dupuy, 1990, p. 38]. ’

Aujourd’hui, cet appel n’a jamais été aussi fort. Eveline Baumann [1998b] décrit en détail la manière dont le gouvernement sénégalais exhorte par tous les moyens les populations « à se prendre en charge ». Ce sont également les bailleurs de fonds, de plus en plus favorables à une aide décentralisée, qui encouragent ce processus254. L’institutionnalisation des groupes féminins en « groupements de promotion féminine » et leur structuration en fédérations locale, départementale, régionale et nationale - initiée par le ministère de la Femme, de l’enfant et de la famille au début des années quatre-vingt -, s’inscrit dans ce vaste mouvement de soutien à l’émancipation des sociétés civiles. Un rapport récent de la Banque mondiale évaluait le nombre de groupes féminins à 3600 [Banque mondiale, 1998a]. Sont-ils plus nombreux qu’autrefois ? Nul ne le sait ; en revanche, on peut affirmer qu’ils obéissent à des logiques nouvelles.

S’intéresser aux capacités d’organisation collective des femmes sénégalaises n’est pas nouveau. Certains travaux insistent sur leur fonction d’émancipation individuelle, les considérant comme des espaces privilégiés d’intimité et de sociabilité et donc d’existence féminine [Lecour Grandmaison, 1970 ; Reveyrand-Coulon, 1993], voire comme de véritables modes d’accumulation économique et d’accès au pouvoir [Sarr, 1998]. D’autres travaux soulignent leur instrumentation par les partis politiques et les confréries islamiques, qui savent remarquablement profiter des capacités de mobilisation féminine pour élargir leur clientèle [Lecarme, 1992]. L’hétérogénéité des groupements interdit toute généralisation. Celle-ci tient tout d’abord au contexte, urbain ou rural, et à la taille des groupes, entre dix et deux cent cinquante membres. Les groupes ont une taille plus importante en milieu rural, (entre 35 et 250 membres, avec une moyenne dans notre échantillon de 70). En milieu urbain et péri-urbain255, la taille varie entre 10 et 100, avec une moyenne de 35 membres. Cette diversité tient ensuite aux activités menées. Quand on interroge les femmes sur leurs motivations, entraide et relations sociales sont souvent le premier facteur évoqué. Échanges d'expériences, information, formation sont également beaucoup appréciés (alphabétisation, planning familial, couture, teinture). C’est ensuite la dimension économique qui importe ; non seulement les rencontres sont des moments de commerce intense, mais la plupart des groupes mènent souvent une, voire plusieurs activités génératrices de revenus (commerce, teinture, maraîchage, aviculture, embouche sont les plus courantes). Certaines femmes démarrent leur petit commerce grâce au soutien financier du groupe. Enfin, appartenir à un groupe, c’est aussi bénéficier d’une certaine reconnaissance sociale, notamment vis-à-vis du milieu masculin.

De cette diversité, découlent des degrés variés d’autonomie intellectuelle et financière, de cohésion sociale et de dynamisme économique. Si certains groupes reposent sur des réseaux sociaux d’entraide traditionnels, il est certain que d’autres ne se sont créés que pour capter des financements extérieurs ou asseoir l’autorité politique de quelques-unes. À ce risque d’instrumentation, on peut ajouter celui d’une hiérarchie excessive susceptible de bloquer toute aspiration personnelle ; les groupes féminins n’échappent pas à la règle de centralisation / redistribution propre à la cité domestique. Nous reviendrons plus en détail sur cette ambivalence au chapitre 10, où une typologie des groupements sera proposée, tenant compte simultanément de l’articulation entre aspirations personnelles et finalité collective, entre finalité collective et intérêt général. Ici, nous insistons surtout sur le dynamisme des groupements, tout en ayant bien conscience de leur caractère parfois artificiel et / ou despotique. Or ce dynamisme n’est intelligible qu’à la lumière de l’entremêlement de réseaux dans lesquels ces groupes sont liés.

Notes
254.

Nous reviendrons au chap. 10 sur les fondements de cette politique largement soutenue par la Banque mondiale, et inspirée d’arguments néo-institutionnalistes qui voient dans les groupements populaires un moyen de limiter les asymétries d’information et les comportements opportunistes.

255.

Le terme « péri-urbain » renvoie aux villages situés à proximité des villes (dans notre échantillon, il s’agit de Thiès et de Dakar) et sur un grand axe routier.