B. L’imbrication avec les réseaux politiques et religieux

Le caractère politique et religieux des groupements est régulièrement dénoncé, tant par les personnes de terrain que par des rapports d’État256. Certaines ONG refusent de s’adresser à des groupes soupçonnés d’être entachés de religion ou de politique. Mais comment pourrait-il en être autrement dans un contexte où l’interpénétration entre réseaux sociaux, politiques, commerciaux et religieux, commande l’accès aux ressources extérieures et où l’on assiste systématiquement à des liens étroits entre confréries, organisations « à la base » et partis ? Toute filiation religieuse ou politique est généralement dissimulée. Ce n’est pas légal si les groupes briguent une adhésion à la fédération257, officiellement a-politique et a-religieuse. En outre, les « bailleurs n’aiment pas », disent les femmes. Qu’importe, il suffit de donner au groupe deux appelations différentes : par exemple Darou Salam (le coin en paix) sera l’appelation officielle et Sopp Mame Diamra (mère du Khalife Amadou Bamba)258, l’appelation réservée aux membres. Ou encore Fogny (le nom d’un quartier) et Sopp Elisabeth Diouf (nom d’une « marraine » politique).

Concernant l’appartenance religieuse, certains groupes affichent une spécificité chrétienne et sont rattachés à une mission ; la plupart cependant sont d’obédience musulmane et sont affiliés à une confrérie. Aux obligations usuelles (dons au marabout, organisation de pélerinages) se rajoutent des activités plus « modernes », notamment des conférences, organisées par les confréries spécifiquement pour les fidèles de sexe féminin autour de sujets d’actualité (par exemple islam et polygamie, islam et travail). Les femmes disent ainsi qu’elles « apprennent des choses » et qu’elles « perdent moins leur temps ». C’est l’occasion pour elles de concilier leurs préoccupations quotidiennes avec l’apprentissage des textes sacrés259.

L’affiliation avec le milieu politique est quasi-systématique et les femmes ne s’en cachent pas. Elles ont bien saisi la dimension foncièrement stratégique de ce type d’alliance et n’hésitent pas à changer de parti lorsqu’elles sont insatisfaites260. Petit matériel (bancs, tables, ustensiles de cuisine), local, moulins à mil, subventions, crédits : la liste est longue des « avantages » potentiels d’une filiation politique. Les biens ainsi obtenus portent d’ailleurs souvent le nom de leur donateur ; les femmes parlent du « moulin Elisabeth Diouf », du « puits Niakhat Gueye » ou encore du « champ Sagar Ndiaye ». Fonds personnels, fonds du parti, la distinction n'est pas claire et les femmes y accordent peu d'importance.

Activités commerciales, religieuses, politiques ne font qu’un ; on voit difficilement comment il serait possible de les distinguer. Donnons un exemple. Les femmes du groupe Bokk Diom, dans la commune de Thiès, s’étaient regroupées il y a une dizaine d’années pour fonder une tontine et organiser des pèlerinages. Quelques années plus tard, la présidente est devenue « mère » de la section du parti socialiste du quartier. Ses responsabilités politiques lui ont ouvert la porte des subventions communales, dont elle n’avait jusque-là jamais entendu parler. Elle invite alors les membres de son groupe à participer aux « meetings » politiques, parfois avec insistance, elle le reconnaît ; mais c’est une sorte de « pacte » dit-elle, et finalement, les femmes apprécient car il y a souvent davantage de danses et de chants que de discours. Fort de ses nouvelles dotations financières, le groupe a été incité à mener des activités commerciales. Pour autant, la vie du groupe n’a pas été bouleversée. Les nouvelles activités ne font qu’intensifier la mobilisation des femmes pour les manifestations religieuses ainsi que pour celles de la fédération des groupements, notamment la « Journée de la femme ». Auparavant, les femmes se retrouvaient simplement les jours précédents afin de confectionner des boubous et d’aménager au mieux le déroulement des festivités. Désormais, elles profitent des subventions extérieures pour amplifier leur production et en commercialiser une partie. Chacune en sera directement gagnante puisque les bénéfices permettront d’augmenter la « caisse » du groupe et donc les crédits octroyés régulièrement à chacune.

Notes
256.

Par exemple Sénégal [1993].

257.

La fédération des groupements évoquée plus haut.

258.

Sopp signifie aimer, estimer.

259.

O. Reveyrand-Coulon [1993] en fait une description détaillée.

260.

F. Sarr [1991] faisait le même constat dans la ville de Pikine (banlieue de Dakar).