A. Compenser le célibat par l’indépendance financière

Si l’on en croit les dictons populaires, avant de « se devoir » à ses enfants, une femme « se doit » à son époux. Le célibat n’a pas « d’existence sociale » [Lecour-Grandmaison, 1970, p. 64]. Une célibataire, qu’elle soit « debout » ou « couchée », est « inutile » et « ne donne aucune satisfaction ». Bon nombre de femmes que nous avons rencontrées insistent sur ce point. Pour être « digne » et se faire respecter, il faut se marier. Celles qui demeurent célibataires s’exposent aux blâmes et aux rumeurs. On parle de « femmes de rue », de « maquisarde ». Le mariage est une étape vitale car une femme n’est reconnue qu'à travers son mari. « Quand on parle de toi, disent les femmes, on dit tout le temps, celle-ci c'est la femme d'untel » ou encore ‘« la richesse d'une femme c'est son mari »’. Qui plus est, se marier ne suffit pas. L’alliance assure statut et protection, mais ceux-ci se méritent. Une bonne épouse n’a donc pour seul souci que celui de contribuer à la reconnaissance sociale de son époux. Assurer la dignité de son mari, cela signifie : ‘« être bien habillée pour ne pas nuire à la renommée de son mari », « limiter ses fréquentations »’ ou encore « travailler beaucoup », et enfin ‘« travailler pour gagner dignement sa vie et celle de sa famille »’.

Les femmes sont pourtant de plus en plus nombreuses à opter pour le célibat, nous l’évoquions plus haut, certaines après un premier mariage tandis que d’autres refusent d’emblée l’alliance matrimoniale. Mais l’indépendance conjugale n’est envisageable qu’à condition d’assumer soi-même son indépendance financière. C’est bien plus qu’un simple problème matériel (certaines pourraient envisager de compter sur la famille élargie) ; c’est avant tout une question d’honneur. Une célibataire doit « assumer ses responsabilités » (am faayda), montrer qu’elle a des « moyens économiques » (am barke) et surtout ne pas paraître démunie (am sutura). Faire preuve d’une activité régulière est le meilleur moyen de se prémunir contre les éventuelles accusations de prostitution qui guettent toutes les femmes dites « libres ».

Cette indépendance financière est d’ailleurs un préalable à la rupture conjugale. C’est ce que montre François Leidmorfer [1995] à propos des entrepreneures abidjanaises ; c’est également ce qui ressort des entretiens que nous avons menés. Pour certaines, créer son activité est véritablement vécu comme le moyen de s’affranchir de l’emprise du milieu masculin et des aléas de la vie de couple. Cette volonté de prendre de la distance vis-à-vis des contraintes conjugales est également manifeste chez les femmes rurales qui migrent à la ville. Jusqu’à présent, les femmes, contrairement aux hommes, ne venaient en ville qu’à l’appel d’un mari ou d’un parent ; leur migration était nécessairement « légitimée par une parole masculine » [Gescivia, 1998, p. 270]. Or aujourd’hui, de plus en plus de sénégalaises quittent le village de leur propre gré, pour échapper aux travaux des champs et à la brutalité de certains rapports conjugaux [Sénégal, 1993, pp. 181-182]. La ville devient pour elle le mode de constitution d’une nouvelle identité ; elles y apprécient l’anonymat et la liberté. Elles sont accueillies à leur arrivée par la famille, mais le soutien familial n’est généralement que temporaire ; elles sont amenées coûte que coûte à gagner leur vie, condition de survie, mais aussi de la ‘« marque symbolique de leur insertion urbaine » [Gescivia, 1998, p. 270]’.

Sans aucun doute, les groupes féminins qui se créent en milieu urbain facilitent l’assouplissement des liens avec le milieu d’origine. En milieu rural, le brassage inter-ethnique reste rare ; les groupements féminins ruraux ne sont la plupart du temps qu’une émanation des groupements mixtes villageois décrits par Claude Dupuy [1990]. Ils portent d’ailleurs souvent le nom de leur village. En revanche en milieu urbain et péri-urbain, la mixité est beaucoup plus fréquente ; elle varie en fonction de l’ancienneté des quartiers et de la dynamique migratoire264. Donnons quelques exemples. Dans la commune de Thiès, le groupe Gouttes de lait regroupe des jeunes filles qui ont menées leurs études ensemble. Une fois leur scolarité finie, elles ont choisi de rester solidaires et de s’entraider tant pour leur avenir conjugal que professionnel, car elles sont toutes fermement décidées à ne pas se cantonner à une vie familiale. Les Femmes du marché Mali se sont regroupées pour faire du commerce de tissu, et notamment de l’import / export avec le Mali. Comptées parmi les « grandes » commerçantes du marché de Thiès, la plupart d’entre elles sont célibataires. Certaines sont divorcées. D’autres, plus jeunes, ne savent pas si elles vont franchir le pas du mariage. « C'est moins de liberté », et « beaucoup de soucis », disent-elles, car les hommes « ne s’occupent plus de rien ». En revanche, il faut « faire ses preuves ». Mener une activité commerciale est un moyen de « soigner la honte » et de conjurer quolibets et railleries de toutes sortes. Le soutien du groupe est manifeste : à la fois pour réunir un capital de départ, effectuer des achats groupés et limiter les déplacements. Dans le même temps, les femmes partagent au sein de leur groupe la même identité, celle de célibataire. Les femmes racontent comment elles ont progressivement assiégé toute une partie du marché central de Thiès ; aujourd’hui personne ne se risque à les accuser de « maquisardes ».

L’exemple du groupe des Femmes du marché Mali n’est pas unique. Nous reviendrons dans le chapitre suivant sur la fonction de médiation financière assumée par les groupes ; limitons-nous ici à la fonction commerciale.

La plupart des groupes mènent des activités commerciales, le plus souvent dans les filières du poisson, de l’huile de palme, des céréales ou encore des produits alimentaires manufacturés. Le groupe joue en quelque sorte un rôle d’intermédiaire entre ses membres et les fournisseurs. Une ou deux femmes (systématiquement la présidente et une autre membre du bureau) se déplacent pour faire des achats en gros. Les marchandises sont ensuite vendues à crédit aux femmes du groupe qui se chargent de revendre individuellement les produits. Ces opérations sont à la fois génératrices de revenus pour les femmes et pour le groupe, puisqu'une certaine marge est prélevée sur le prix facturé aux membres. Pour certaines, le commerce via le groupe est la seule activité menée. Pour d’autres, c’est un moyen de conforter leur propre négoce ; nombreuses sont celles qui s’appuient sur le groupe pour écouler leur marchandise. Certaines font office de grossistes pour les plus débutantes265.

message URL FIG604.gif
Figure 7. Le rôle commercial des groupements

À partir de ce schéma commun, une infinité de modes de fonctionnement est envisageable. Ici, l'opération est mensuelle ; ailleurs, elle ne l’est que trois ou quatre fois dans l'année. Ici, chaque femme se charge de revendre sa part. Ailleurs, le groupe va jusqu’à orchestrer la revente, s’officiant ainsi en véritable coopérative ; quelques femmes se chargent à tour de rôle de la vente et les bénéfices sont redistribués directement à l’ensemble des adhérentes qui disposent ainsi d’une source de revenus régulière. Ainsi le groupe Ngenel, situé à Pikine (banlieue de Dakar), achète chaque mois 400 litres d'huile de palme en Casamance pour la revendre sur un des marchés de Pikine. Au mois de novembre 1997 (date de l'enquête), la marge générée s’élevait à 200 000 F CFA, 40 000 étant destinée au groupe, 160 000 aux femmes, soit 16 000 F CFA par personne et par mois266. Les tableaux suivants donnent les caractéristiques économiques et financières des groupes rencontrés qui mènent des activités commerciales ou agricoles et génératrices de revenus. Notons bien que les montants évoqués ne sont qu’approximatifs. Ils visent simplement à donner un ordre de grandeur des niveaux d’activité. En milieu urbain et péri-urbain, les bénéfices annuels varient entre 10 000 et 90 000 F CFA par membre ; un groupe atteint le montant exceptionnel de 200 000 F CFA par membre. En milieu rural, les montants sont bien sûr plus limités.

Tableau 7. Revenus collectifs annuels des groupes féminins en milieu urbain et péri-urbain
Nom du groupe, localisation267 et nombre de membres Principales activités productives et revenus annuels (en F CFA) Principaux partenaires de l’aide au développement Revenu annuel (en F CFA)
Femmes en élevage Pikine/Yemmbeul) 40 membres Aviculture (1 100 000) ENDA268 1 100 000 (total)
 27 500
(par personne)
Bok Diom (Pikine/Malika)20 membres
Commerce de mil, d’arachide, de produits aromatiques et de poisson (240 000) Maraîchage (180 000) Plan International269, ENDA 420 000
12 000
Ouf Sa Njaboot
(Pikine/ Guediawaye) 24 membres
Commerce de thé et de bol (1 200 000) et de poisson (321 000) 1 512 000
63 000
UFAES (Pikine) 40 membres Commerce d’huile de palme (600 000) de nattes (60 000), de riz (1 336 000) de poisson (600 000) Plan International FDEA270, ENDA 2 116 000
84 640
Diamolaye (Pikine/Malika) 37 membres Aviculture (1 215 000)
Commerce de poisson (900 000)
Maraîchage (1 000 000)
USAID (coopération américaine), Plan International,
Service de développement communautaire, préfecture, SEDIMA (coopérative agricole)
3 115 000
84 189
Ngenel (Pikine/Fith Mithie) 10 membres Commerce de poisson, d’ustensiles de cuisine, de savon, de riz, d’arachide, de friperie
Maraîchage,
Opérations Tabaski et Karhité 271
Centre Social 2 000 000

200 000
Séby Ponty (Rufisque/Séby Ponty) 86 membres Moulin à mil
Banque de céréales272
Commerce d'ustensiles de cuisine
UNICEF 1 620 000

18 837
Khombol Deggo
(Thiès/Khombol)
20 membres
Commerce de poisson (360 000, savon (102 000),
Banque de céréales (28 000), Embouche (113 400)
FED (Fond Européen de Développement) 603 000

30 150
Source: Enquêtes Guérin [1997a]

Tableau 8. Revenus collectifs annuels des groupes féminins en milieu rural
Nom du groupe, localisation et nombre de membres Principales activités productives et revenus annuels (en F CFA) Principaux partenaires de l’aide au développement Revenu annuel (en F CFA)
Diegou Sahel
(Mbour/Fissel) 20
Maraîchage Caritas
Precoba (organisme de formation )
ONG Eau Vive
100 000 (total)
5 000 (par personne)
Djeebo
(Mbour/Niaganiaye) 36
Moulin à mil Mission catholique
ONG française273
Service de développement communautaire
42 000
1 166
Diappo Ligueye (Thiès/Keur Mamour Ngoné)
54
Commerce de plantes aromatiques et de céréales 82 000

1 518
Toubatoul (Thiès/Toubatoul)246 Moulin à mil 830 000
3 374
Bok Diom (Thiès /Ndoukouman)
120
Moulin à mil (420 000)
Centrale d’achat (300 000)
Agriculture pluviale (20 000)
Fonds Européen de Développement
Action Sociale
560 000
4 666
And Bokk Liggey (Bambey/Khandiar) 48 Moulin à mil Banque de céréales Caritas
ADHIS274
630 000
13 125
Takou Ligguey (se décider ensemble à travailler)
Bambey
68
Banque céréale (45 000)
Maraîchage (300 000)
Caritas
FIDA275
PAGPF
345 000
5 073
Keur Gaye Ser (Bambey/Keur Kassamba Kane)
54
Commerce d’arachide et de mil (55 000)
Culture d’arachide (15 000)
FIDA 60 000
1 111
Manko II (Bambey/Wahal Diamm)
50
Chants religieux
Commerce de mil et d’arachide (82 500)
Elevage ovin (19000)
101 500
2 030
Source: Enquêtes Guérin [1997a]

Notes
264.

C. Lecour-Grandmaison [1970], lors d’enquêtes menées au cours des années soixante dans la ville de Dakar, constatait déjà ce phénomène.

265.

Jusqu’à une période récente, l’activité de teinture était réservée à certains groupes sociaux, mais un tel déterminisme a tendance à disparaître, précisément grâce aux groupements féminins. Parmi les teinturières rencontrées, nombreuses sont celles qui ont démarré avec le groupe, en suivant une formation, en profitant du matériel collectif, éventuellement des marchés. Certaines teinturières ou couturières utilisent le principe tontinier pour se procurer la matière première et commercialiser leurs produits. Elles commencent par regrouper autant de femmes qu’elles ont d’articles. Au premier tour, chacune cotise en espèces conformément au principe tontinier. La mère de la tontine est la première bénéficiaire, le lot va lui servir à acheter de la matière première. Dans les tours suivants, le lot ne sera plus en espèces mais en nature, sous forme de tissu teint ou de pagne. Ce système permet à l’acquéreuse de se procurer de la marchandise avec un paiement en plusieurs échéances, et à la productrice de disposer régulièrement d’un capital d’investissement. Dans certains quartiers, ce mode d’organisation de la commercialisation confère aux femmes un réel pouvoir de monopole et rend le marché inaccessible aux hommes [Sarr, 1991].

266.

À titre de comparaison, rappelons que le seuil de pauvreté monétaire était évalué 1996-1997 à 100 000 F CFA par an et par personne, soit 8 333 F CFA par mois, et un salaire mensuel à 40 000 F CFA [Banque mondiale, 1998b].

267.

La localisation précise le département (Pikine, Thiès, Mbambey ou Mbour : ce sont des chef-lieux mais ce sont aussi des départements) puis le nom du village, du quartier ou du lieu-dit.

268.

ENDA (Environnement et développement du tiers monde) est une organisation internationale dont le siège est situé à Dakar, où elle bénéficie d’un statut diplomatique. Elle intervient également localement, notamment dans les villes de Dakar et de Thiès et auprès des femmes.

269.

ONG américaine qui propose du développement dit « intégré », c’est-à-dire associant interventions d’ordre social (éducation et santé) et économique (promotion de l’entrepreneuriat, accès au crédit, etc.).

270.

ONG africaine (Femmes, Développement et Entreprise en Afrique) spécialisée dans la promotion de l’entrepreneuriat féminin.

271.

Il s’agit d’opérations commerciales réalisées spécifiquement en vue des fêtes islamiques de la Tabaski et de la Karhité.

272.

Il s’agit de stocker collectivement des céréales en vue de la période de soudure.

273.

Les femmes avaient oublié le nom de l’ONG.

274.

ONG sénégalaise (Action pour le développement humain intégré au Sénégal), qui, comme son nom l’indique, propose du développement dit « intégré ».

275.

Fonds International pour le Développement de l’Agriculture.