C. La redéfinition du rôle social des paiements matrimoniaux : les cérémonies familiales au coeur des trajectoires entrepreneuriales féminines

Historiquement, les échanges matrimoniaux constituent un élément essentiel de continuité sociale du groupe. Par le jeu de la compensation matrimoniale, le système d’échange préférentiel croisé entre cousins croisés assure le maintien de la cohésion du groupe. C’est la famille de l’époux qui apporte compensation au groupe de l’épouse puisque celui-ci perd une double richesse, une femme mais sa leur future descendance. Communément appelée « dot », la compensation matrimoniale est en quelque sorte un symbole de créance ; ceux qui ont reçu une épouse « sont débiteurs » [Diop, 1985, p. 73]. C’est bien de compensation dont il s’agit puisque les biens reçus sont aussitôt utilisés à procurer une épouse à l’un des frères de la fille cédée c’est-à-dire à la remplacer. Attribuée traditionnellement sous forme de bétail, la dot bénéficiait à l’ensemble de la communauté277.

Bien au-delà de l’échange de femmes, les mariages représentaient un moment très intense d’entretien et de consolidation des relations sociales. Fiançailles, mariage religieux, cérémonie familiale, consommation du mariage, départ de la mariée de son domicile familial, arrivée de la mariée dans son domicile conjugal, constituaient tout un parcours semé de civilités, d’obligations et surtout de dons à l’égard de la famille, bien sûr, mais aussi à l’égard de la communauté dans son ensemble. Les bénéficiaires étaient invités en retour à rendre, dans un temps plus ou moins long, et pour une valeur toujours plus importante que celle qu’ils avaient reçue.

Aujourd’hui, du fait de la monétarisation de la dot, que reste-t-il du mariage traditionnel ? En tant que mode d’affranchissement des liens de dépendance personnelle, la monétarisation aurait dû conduire à affaiblir l’importance des paiements sociaux et leur rôle dans la légitimation et la définition des relations sociales. L’analyse des pratiques nous enseigne qu’il n’y a pas affaiblissement, mais redéfinition des relations sociales à travers la monétarisation. Tout d’abord le pouvoir patriarcal et communautaire perd de sa force. C’est ce que montre par exemple Jane Guyer [1995] à propos des Béti du Cameroun ; c’est ce que l’on observe également au Sénégal. Des enquêtes menées au début des années quatre-vingt montraient que la loi de l’échange préférentiel n’était plus beaucoup respectée, ‘« il n’en subsiste que des survivances en voie rapide de disparition, même en milieu rural » [Diop, 1985, p. 96]’. Néanmoins, les cérémonies n’ont pas disparues : elles ont simplement changé de forme et sont désormais au coeur des trajectoires entrepreneuriales féminines. Un double processus est à l’oeuvre.

En premier lieu, le contrôle a changé de main sous l’influence de l’Islam. Autrefois les tractations relevaient exclusivement des aînés, seuls à détenir le pouvoir de négociation et de contrôle des richesses du groupe. Au cours des années 1930, l’Islam a introduit une modification fondamentale en attribuant expressément la dot (alali-farata) à la femme. Entrée progressivement en vigueur au cours des années soixante et soixante-dix, cette pratique a participé à la dislocation de la solidarité du groupe qu’entraînait le système des mariages en chaîne : le mariage devient un acte isolé. Simultanément, l’émancipation relative de l’homme vis-à-vis des structures traditionnelles lui donne la possibilité de choisir sa future épouse ; par conséquent il sera désormais seul à assumer les frais de la dot. Ainsi celle-ci n’est plus au service de la communauté : l’épouse et sa famille en ont l’entière maîtrise. Quelles sont les conséquences de cette évolution ? Certains regrettent, considérant qu’il s’agit là d’un facteur d’effritement de la cohésion sociale et des solidarités traditionnelles [Diop, 1985]. D’autres s’en réjouissent, y voyant au contraire un facteur d’émancipation des femmes qui disposent désormais d’un droit réel sur la dot [Lecour-Grandmaison, 1970].

En second lieu, les femmes profitent de cette opportunité pour transformer les cérémonies familiales : celles-ci sont désormais un moment privilégié de constitution ou de renforcement du capital nécessaire à leur activité commerciale

Les cérémonies sont source de renommée, - on mesure la « largesse » d’une femme aux cérémonies qu’elle est capable d’organiser - mais aussi source de pouvoir économique, puisque certaines femmes se servent désormais des cérémonies familiales comme mode d’accumulation d’un capital278. Devenues maîtresses des opérations, les femmes profitent de l’événement et de la fameuse règle de démultiplication des dons contre dons pour accumuler un capital à investir [Sarr, 1998, p. 220]. Dans le cas d’un mariage ou d’un baptême, les organisatrices redistribuent à l’avance le warugar (la dot) ou le ruy (argent donné par le père du nouveau-né pour organiser les festivités) aux femmes de leur classe d’âge ou à leur mbotay (groupe féminin). Toutes celles qui ont reçu sont sommées de faire acte de réciprocité le jour de la cérémonie. Redonner la même chose ne se fait pas ; restituer « le même volume, le même contenu, la même odeur » est considéré comme un « appauvrissement » [Ndione, 1993], voire une « insulte », disent les femmes. En termes de montant, rendre l’équivalent est le minimum requis pour ne pas déchoir ; donner davantage conforte son statut, tout en incitant l’autre à surenchérir. Certaines cérémonies s’apparentent ainsi à de véritables potlachs dignes de ceux décrits par Marcel Mauss [1993a (1950)]. Dénoncée régulièrement par les pouvoirs publics279 et par les hommes, cette rivalité ostentatoire semble toutefois s’apaiser, notamment dans les milieux modestes. Soucieuses de limiter les « gaspillages », les femmes s’entendent pour fixer des règles et s’appuient pour cela sur leurs groupements. Elles délimitent ainsi le cercle des « invitées », ce qui exclut les opportunistes, permet de mieux comptabiliser et de ne pas donner « pour rien » ; elles ne veulent pas prendre de risques en « investissant à fonds perdus ». Elles définissent également la surenchère : celle-ci est la même pour toutes (c’est-à-dire que le contre don est fixé, par exemple à cinq voire dix fois le montant du don initial). Enfin, la somme ainsi collectée est destinée en partie à financer les festivités, mais aussi à leurs activités commerciales, soit pour en démarrer une, soit pour la renflouer. Les griots et les griottes, chargés, rappelons-le, d’animer les cérémonies moyennant rétribution, sont les principaux perdants de cette nouvelle donne. Ils n’hésitent d’ailleurs pas à ajouter des vers satyriques à leur répertoire de chansons (qui, normalement véhicule la mémoire de la famille) [Sarr, 1998, p. 222]. Qu’importe, dans la mesure où les griots expriment leur désabusement lors de la plupart des cérémonies, celle dont on dénonce l’avarice n’est plus condamnée.

Toutes les sommes reçues seront un jour ou l’autre remboursées : les participantes s’engagent ainsi dans un cycle ininterrompu d’échanges. Citons l’exemple de Sagar, lors du mariage de sa fille. Le jour où elle reçoit la warugar (dot), d’un montant de 25 000 F CFA, elle morcelle la somme et la distribue à une dizaine de parentes et amies. Les montants donnés à chacune sont étroitement liés à leur « sérieux » (2000 F CFA à celle-ci, 3000 F CFA à celle-là, etc.), puisque le jour de la cérémonie, il leur faudra rendre cinq fois la somme reçue. Chacunes de leur côté, elles vont procéder de même, en « semant » leur propre part auprès de leur entourage, les sommes étant cette fois comprises entre 200 et 1000 F CFA. Le jour de la cérémonie, Sagar récupère 75 000 F CFA ; 50 000 F CFA sont consacrés au financement de la cérémonie, elle réserve le reste pour son activité commerciale. Elle s’acquittera de sa dette très progressivement, lors des propres cérémonies de ses parentes et amies, le remboursement pouvant ainsi s’échelonner sur plusieurs années.

Participer à une cérémonie s’apparente donc à une forme d'épargne. Les femmes parlent du leble bor, qui consiste à « prêter des dettes et à rendre autrui créancier ». Ainsi toute femme « sème des dettes » tout au long de sa vie, à travers les cadeaux offerts à l'occasion des cérémonies d'autrui [Mottin-Sylla, 1993, p. 8]. Cette pratique justifie en partie le fait qu'une mère veuille à tout prix marier son fils ou sa fille, puisque cette cérémonie est l’occasion de récupérer tous les investissements consentis jusqu'alors. Un carnet permet aux femmes de garder en mémoire ces entrelacs de dettes et de créances. Chacune consigne scrupuleusement les participations des unes et des autres ainsi que les siennes propres [Baumann, 1998a]280

Notes
277.

Elle était gérée par le frère de la mariée ; cette gérance apparaissait comme une précaution, elle empêchait toute utilisation à d’autres fins.

278.

C’est ce qu’avait constaté également J. Van Santen [1994] à propos des femmes maka au Nord Cameroun.

279.

La loi 67-04 de mars 1967 réglemente les cérémonies familiales.

280.

Cette pratique de dons contre dons s’observe également à plus petite échelle, pour des cadeaux de faible montant : au sein des groupes féminins, les femmes se mettent deux par deux soit par affinité, soit par tirage au sort. Elles sont alors ndey dikké (« liées par amitié ») et amenées à se faire régulièrement des cadeaux, avec souvent une limite fixée pour éviter les surenchères.