D. L’alliance avec les forces occultes

Au Sénégal, la richesse a toujours été associée aux forces occultes. Les premières fortunes, dit-on, auraient fait l’objet de propos diffamatoires. Ainsi le premier milliardaire sénégalais connu (Ndiuoga Kébé, dans les années soixante-dix) aurait été obligé de faire des démentis publics ; les rumeurs disaient qu’il coupait des têtes et que les cavités de tête coupée attiraient le diamant. Assurément, une telle fortune ne pouvait avoir que des origines obscures [Sarr, 1998, p. 130]. Au cours des années quatre-vingt, l’opinion publique attribuait la richesse trop rapide de certains sénégalais au commerce de viande humaine avec le Zaïre. On parlait à Dakar de jeunes hommes diolas, originaires de Casamance, assassinés à cette fin :

‘« dans l’imaginaire social, ces pratiques évoquent par contiguïté celles des sorciers anthropophages, les dömm, dévoreurs d’âmes, qui exploraient en secret l’énergie vitale de leurs proches, dont ils tiraient une richesse aussi insolente que fulgurante, d’où la nécessité de féticheurs281 très forts pour s’en protéger » [Lecarme, 1997, p. 184]. ’

Certaines légendes attribuent d’ailleurs aux marabouts la capacité à « multiplier » les billets. Surnommés ainsi les « banques vivantes », ils distribueraient leurs billets aux plus démunis pour les aider à régler leurs impôts. Illustration supplémentaire de cette alliance entre l’au-delà et la richesse, cette légende permet surtout aujourd’hui à certains marabouts, plus ou moins fictifs, d’extorquer des sommes parfois importantes à ceux qui se laissent tenter par le mirage de l’enrichissement [Lecarme, 1997].

Sans aller jusqu’à tomber dans ce type de manipulation, s’allier avec les forces occultes reste toutefois nécessaire pour légitimer une accumulation, quelle qu’elle soit. ‘« La fortune ne s’acquiert pas par le travail, ça s’arrange » (Alal kee du ko ligeye des koy lidieunti)’, dit un proverbe sénégalais. Tout enrichissement qui ne bénéficie pas des soutiens maraboutiques est suspect. Celui qui s’enrichit seul risque d’être accusé lui-même de sorcellerie ; méfiance et suspicion sont alors susceptibles de provoquer des réactions de « désaccumulation », pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Warnier [1993]. Tout prétendant au pouvoir doit pouvoir dialoguer, négocier, faire des transactions, échanger avec les forces supérieures. Percer les fondements cachés du pouvoir implique une certaine familiarité ou tout au moins la fréquentation des forces supérieures : c’est sa pré-condition et sa garantie [Ndiaye, 1996]. Kii dug neen (« il n’est pas seul, il possède des appuis occultes ») dit-on pour rendre compte de cette alliance entre homme et non-homme (le rab de l’animisme ou le djiin du coran). Il est donc nécessaire de « prendre des précautions » (jog si sa bopp), de porter des talismans (takku) ou encore de recourir à des bains rituels pour se protéger (wut muslaay ak cangaay).

Les femmes n’échappent à cette règle. La plupart des grandes commerçantes sont d’appartenance mouride et c’est au travers de l’Islam que les femmes ont découvert le marché international [Reveyrand-Coulon, 1993 ; Sarr, 1998]. Elles ont su profiter du pèlerinage à La Mecque pour faire escale dans les capitales européennes, pour nouer leurs premières relations avec l’Europe, et surtout pour légitimer leur voyage à l’étranger. Il leur serait difficile de voyager sans l’accord de leur époux, mais la religion musulmane leur en donne l’autorisation sans contestation possible de celui-ci [Sarr, 1998].

Toutes ne font pas du commerce international, bien sûr. Mais même pour les autres, le marabout joue un rôle de protection qui va bien au-delà des aléas quotidiens. C’est une protection contre les imprévus de la vie courante - maladies, accidents de la route, mauvais sorts -, c’est aussi une étape préalable pour toute trajectoire entrepreneuriale d’une certaine prétention, qu’il faudra renouveler régulièrement pour conforter la bonne marche des affaires et éviter qu’elles ne dépérissent. Le marabout s’engage d’abord à prier pour ses disciples ; il leur donne ensuite des « gris-gris » destinés à garantir une protection quotidienne. Le baïre est celui qui favorise argent et reconnaissance. Pour une commerçante, le baïre attire la clientèle, permet de vendre rapidement et aussi plus vite et mieux que les autres. Bracelets, bagues, colliers à la taille ou encore liquide magique versé sur les tissus destinés à être commercialisés sont autant de supports possibles.

Si les femmes manifestent autant de ferveur et de dévotion, c’est qu’elles sont, elles aussi, gagnantes dans cette alliance. Le marabout n’est pas seulement un intercesseur avec l’éternel ; il est aussi un intermédiaire privilégié avec l’administration, le système bancaire ou encore les douaniers. Les marabouts assurent une protection qui emprunte à la fois aux registres symboliques (protection morale), économiques (accès à des crédits), et politiques (notamment à travers des facilités et « arrangements » divers dans les domaines de la douane et autres « tracasseries » administratives)282.

Tout cela n’est cependant pas gratuit. Le hadiya (don au marabout) ainsi que l’asaka (aumône versée au pauvre) pourvoient la juste contrepartie des protections. Le principe est imposé par l’Islam ; chacun dispose ensuite d’une liberté absolue quant au montant qu’il lègue, ce qui laisse la voie ouverte à toutes les largesses possibles. Les femmes évoquent des sommes de 1000 à 15 000 F CFA pour une protection contre les maladies, de 500 à 2 000 F CFA contre les accidents de la route, de 1000 à 5 000 F CFA contre les sorciers et les mauvais sorts. Pour des appuis plus conséquents, les montants sont plus difficiles à évaluer ; les femmes restent dans le vague, certaines nous ont simplement confié qu’elles dépensaient régulièrement, généralement tous les deux ou trois mois, des sommes de 5 à 15 000 F CFA283.

Ici encore, les groupes féminins jouent un rôle certain. Les femmes sont d'autant plus à l'aise pour demander des faveurs aux marabouts que ces derniers sont enclins à les soutenir dans leurs trajectoires entrepreneuriales puisqu’en retour, ils ont la certitude de pouvoir compter sur leur capacité de mobilisation collective.

Au total, la dimension dynamique des obligations communautaires peut être résumée à travers le tableau suivant.

Tableau 9. La dimension dynamique des obligations communautaires
Obligations quel que soit le sexe Evolution et articulation et avec la cité marchande Obligations spécifiquement féminines Evolution et articulation et avec la cité marchande
Obligations verticales Obligations verticales
Dette vis-à-vis des ancêtres, de la religion, des parents - Appui des marabouts pour faire du commerce
- Pèlerinage religieux et commerce
Assurer la descendance du lignage : se marier et avoir des enfants Compenser l’indépendance conjugale par l’indépendance financière
Obligations horizontales Obligations horizontales
Règles précises de don contre don entre sexes, entre castes, entre communautés, qui se manifestent notamment lors des cérémonies familiales Monopolisation des cérémonies familiales par les femmes, mode d’accumulation et d’investissement Faire « honneur » à son mari
Soutien de l’époux et de la famille dans les trajectoires entrepreneuriales
Notes
281.

Un féticheur peut être défini comme un sorcier qui utilise sa connaissance des cultes dits animistes pour procéder à des envoûtements et se livrer à des pratiques magiques.

282.

Dès la fin du XVIIIe siècle, les populations converties à l’Islam se mettaient sous la protection de marabouts pour échapper aux exactions des rois, des guerriers prédateurs et des colonisateurs européens [Diop, 1981]. Aujourd’hui les fidèles s’en remettent aux marabouts pour régler leurs problèmes avec l’administration et le gouvernement [Lecarme, 1997]. Pour les entrepreneurs, cela se traduit par l’obtention d’un crédit bancaire, d’une carte import export, d’un agrément comme organisme privé stockeur, d’un marché ou encore de la complaisance des agents de douane ou de la police pour le commerce frontalier [Ebin, 1993 ; Lambert et Egg, 1994 ; Sarr, 1998 ]. F. Sarr évoque certains marabouts qui vont jusqu’à accueillir le fidèle à l’aéroport afin d’éviter toute « tracasserie » de la part des douaniers [Sarr, 1998, p. 205].

283.

Dans le cas du commerce de riz de la zone sénégambienne, A. Lambert et J. Egg [1994] évaluent le hadyia à 10% du chiffre d’affaires.