Conclusion du chapitre

Ce chapitre visait à mettre en évidence une forme singulière d’appropriation monétaire, qui contraste avec celle des sociétés ayant vécu la modernité. Avec la pensée moderne, l’introduction d’un instrument homogène de compte et de paiement a été conçu comme un moyen d’objectiver les relations et de détacher les personnes de leurs attaches communautaires. Dans les sociétés du Sud, cet affranchissement n’a pas eu lieu. Non pas qu’il n’y ait jamais eu d’échange marchand - les populations locales n’ont pas attendu les colons pour réaliser des échanges marchands et s’adonner au commerce -, mais au sens où le développement des activités marchandes ne s’est pas accompagné du même élan d’égalitarisme et de promotion de l’individu. C’est pourquoi on cherche en vain une cité marchande, c’est-à-dire un espace où il est légitime que les acteurs fassent fi de leurs appartenances pour se livrer à la seule jouissance de leurs intérêts privés.

C’est pourquoi la monnaie, pour être utilisée de manière justifiable, a dû composer avec les critères de justification en vigueur localement : son appropriation a suivi la voie de la négociation, du compromis ou encore de la traduction. Conformément à la double dimension des obligations, toute accumulation monétaire suppose une double alliance qui assure sa légitimité : alliance avec les forces supérieures et le sacré à travers le maraboutage, qui va permettre de réussir et de se protéger contre les accusations d’envoûtement, mais aussi alliance horizontale, afin de s’assurer du soutien de ses pairs. Le toopato est le terme consacré pour rendre compte de cette double alliance. Toopatoo rekk, dit-on à propos d’une position acquise par l’habileté et l’entregent. Le terme est intraduisible en langue française. Face à un problème donné, quelle que soit son origine (politique, économique, matrimonial), il s’agit en fait d’utiliser au mieux les règles du jeu social en fonction de son appartenance, de son sexe et de son rang. Se combinent les données du voisinage (dëkkëndoo), la parenté (mbokk), les fraternités horizontales (classes d’âge), les fraternités entre égaux (nawlé), les loyautés verticales (rapports buur/baadolo, géér/ñeeño, jaam/sàng) avec des pratiques magico-religieuses diverses et variées visant à se protéger contre le mauvais sort, s’attirer la bonne augure ou encore envoûter les personnes susceptibles d’entraver sa trajectoire [Ndiaye, 1996, p. 235 sq.].

Après avoir été écartées de cette composition, les femmes en sont désormais au coeur. Elles n’ont de toute façon pas le choix, puisque les hommes n’assument plus leur rôle de protecteur. La division sexuée des rôles perd de sa légitimité ; il en est de même de la communauté puisque l’équilibre entre droits et obligations est de plus en plus fragile. On observe alors une hybridation entre aspirations personnelles et obligations vis-à-vis de l’entourage. Les femmes renégocient leurs obligations horizontales en instrumentant les cérémonies familiales ; celles-ci sont désormais des moments privilégiés de constitution d’un capital financier. Elles renégocient leurs obligations verticales en choisissant délibérément une alliance avec les confréries mourides ; ces dernières légitiment et confortent leurs trajectoires entrepreneuriales. Est ainsi mise en évidence la relation dialectique entre pratiques monétaires d’un côté, droits et obligations de l’autre : si la monnaie n’a pas eu les vertus émancipatrices attendues, il reste qu’elle contribue à redéfinir les positions et les statuts. Enfin, nous avons également souligné le rôle facilitateur joué par les groupements féminins. L’interpénétration des réseaux communautaires, commerciaux et religieux interdit d’évoquer l’existence d’une société civile à proprement parler. Il reste que l’on assiste sans aucun doute à l’émergence de nouvelles formes de solidarité qui combinent auto-organisation et intervention institutionnelle, non pas sur l’initiative des États, dont l’incapacité à assumer des fonctions de protection sociale est largement démontrée, mais sous l’impulsion des ONG.

Pour clore ce chapitre, ajoutons une touche de pessimisme au tableau ainsi brossé. En vantant la débrouillardise et l’ingéniosité d’une population en général, et féminine en particulier, nous ne voudrions surtout pas donner à penser que cela puisse suffire à sortir de la crise. Il n’est pas du tout certain que les techniques de survie à une microéchelle entraînent une dynamique de macroéchelle. Au contraire, cette forme particulière de gestion de l’incertitude et ses effets néfastes au niveau macro sont invoqués pour justifier l’enlisement des économies africaines [Hugon et alii (eds), 1995]. De plus, les compromis ainsi décrits ne se font pas sans heurts, les nouveaux rapports sociaux qui s’esquissent sont fragiles. Si les liens de dette offrent un rempart pour la survie, ce sont aussi des sources d’aliénation. Si certains groupes féminins facilitent l’autonomisation, d’autres ne sont que des coquilles vides. Les chapitres suivants (7 et 10) reviendront très largement sur ce côté plus sombre des trajectoires féminines.