Conclusion de la seconde partie

Cette partie avait pour but de mettre en évidence la construction sociale de la dimension sexuée de la monnaie. Notre démonstration s’est inspirée d’une conception anthropologique de la monnaie, selon laquelle les relations sociales résistent à l’homogénéisation et à l’universalisation monétaire. Or s’il existe une forme de relation sociale qui résiste particulièrement à ce mouvement d’homogénéisation, c’est bien celle des rapports sociaux de sexe.

Au risque d’alourdir notre démonstration, mais dans l’intention de lui donner davantage de rigueur, nous avons multiplié les détours. Nous avons ainsi procédé à des allers-retours incessants entre une macroéchelle - celle de l’histoire, de l’émergence des règles, des normes, des institutions - et une microéchelle - celle du vécu quotidien, des pratiques et des trajectoires personnelles. Se contenter de décrire les règles ne suffit pas : elles n’ont de réalité qu’à travers ce que les acteurs en font et la manière dont ils se l’approprient. Inversement, se contenter d’observer les pratiques laisse une part d’ombre : l’éclairage de l’histoire leur donne une autre intelligibilité.

Tenter de clarifier la relation dialectique entre le poids des normes et le rôle des acteurs qui en sont à l’origine est une entreprise très délicate. Comment déceler la cause de l’effet et l’effet de la cause ? L’opération est d’autant plus hasardeuse que les catégories dont nous disposons pour l’analyse, forgées par les sciences sociales, sont finalement très proches de celles des acteurs dont nous cherchons précisément à comprendre les comportements. Elles s’enracinent dans la même tradition, conduisant finalement à une boucle autoréférentielle qui risque de conduire l’analyse à une impasse. C’est donc aussi cette boucle que nous avons cherchée à démêler. À travers la place accordée aux femmes par le savoir économique, on voit à quel point ce savoir est un processus social : non seulement il émerge du milieu social, dont il n’est finalement qu’un produit, mais il agit sur cet environnement. En dépit de sa volonté affichée de neutralité, notamment à l’égard des appartenances de sexe, la théorie néoclassique n’échappe pas à une vision sexuée du monde économique et social. Les femmes dérogent aux hypothèses néoclassiques à deux reprises. À l’homo-oeconomicus masculin, rationnel et intéressé, s’oppose l’altruisme familial, personnifié non pas par la femme en tant qu’individu mais en tant que mère, ménagère ou encore épouse. De plus, leur sort sur le marché de l’emploi salarié transgresse à l’idéal normatif du marché autorégulé, au nom du bien-être familial et du bien-être de la nation. En revenant sur l’histoire de la discipline, notre but n’était pas de dénoncer la misogynie des économistes ; ces derniers ne font que participer à un vaste mouvement dont aucune discipline, sciences sociales et sciences de la vie, n’est épargnée. Notre préoccupation était plutôt de mieux cerner les origines de ce statut de dépendance afin d’en mesurer les implications. Or elles sont déterminantes ; ce statut est à la fois partie prenante et résultat de l’histoire de dépendance financière des femmes.

Enfin, un dernier point de méthode a consisté à démonter les mécanismes de construction des préférences et des systèmes de représentation, en insistant sur l’aspect aussi bien cognitif que social de cette construction. On constate que les femmes sont spécialisées dans les activités de proximité ; on constate parfois qu’elles affectent une part plus importante de leurs revenus à leur entourage familial ; on constate encore que bon nombre d’européennes manifestent une plus forte réticence à égard de l’euro, et que cette réticence provient en partie d’une plus forte sensibilité aux questions sociales, qu’elles estiment négligées par l’euro. Comment justifier de telles spécificités ? Nous avons montré que l’hypothèse des préférences révélées ne tient pas. Les actes ne reflètent pas nécessairement les choix. Il se peut tout simplement qu’il y ait absence de choix. Lorsqu’il y a choix, il se peut également que la préférence ainsi exprimée ne soit qu’une préférence parmi d’autres. Il se peut enfin que la préférence en question soit le fruit de l’intériorisation d’un sens de l’obligation. La spécialisation des femmes dans les activités de proximité, que l’on a généralement tendance à associer à une certaine propension à l’« altruisme » illustre cette pluralité de mobiles. L’attention portée à la dialectique continue entre pratiques d’un côté, représentations sociales de l’autre, entre traitement de l’information d’un côté, mode d’appartenance de l’autre, permet de ne pas faire porter tout le poids de la genèse des comportements sur des lois dont les femmes seraient prisonnières.

C’est aussi la raison pour laquelle la dimension sexuée de la monnaie va au-delà d’une question d’accès. C’est aussi son usage qui est susceptible de comporter une dimension sexuée ; tout dépend des droits et des obligations que les flux monétaires sous-tendent. Lorsque les femmes ont accès à des activités génératrices de revenus, de quel droit disposent-elles sur ces revenus et quel droit se donnent-elles ? Qu’il s’agisse des États-providence ou des modes d’organisation communautaire, les femmes restent spécialisées dans un rôle de procréation et de gardiennes du foyer. Bien avant d’être des sujets, les femmes sont d’abord considérées en tant que filles, mères ou épouses. Ce qui est susceptible de changer en revanche, c’est l’articulation entre ce rôle de reproduction sociale et le domaine des activités dites marchandes, avec des implications essentielles en termes d’appropriation monétaire et de marquage sexué de la monnaie.

Alors qu’ici le vocabulaire monétaire et marchand s’est construit en opposition avec celui des relations affectives et familiales, là au contraire il se coule et s’entremêle avec une aisance surprenante à celui de la parenté. Alors qu’ici il semble incongru de « faire des affaires » en famille et que l’on cherche à cloisonner espace marchand et espace familial, par crainte d’une corruption réciproque, là au contraire on cherche à transformer un fournisseur en parent pour s’en faire un allié ; on transforme les cérémonies familiales en des lieux intenses de marchandage et d’accumulation de capital. Au total, alors qu’ici les femmes ont beaucoup de mal à concilier obligations familiales et professionnelles, là elles parviennent à concilier les deux, et plus encore à s’appuyer sur leurs obligations familiales pour renforcer leurs activités commerciales.

Dépasser le stade du jugement permet de comprendre à quel point celui-ci n’est qu’un idéal normatif. C’est ce que montre la redéfinition subie par la monnaie lorsqu’elle pénètre l’espace familial et qu’elle met en péril les identités de chacun. La monnaie est instrumentée, non pas pour rendre anonyme les relations et suspendre les statuts de chacun, mais au contraire pour orienter et infléchir ces relations : elle se présente finalement comme un instrument susceptible d’exprimer la solidarité comme l’inégalité, d’autoriser le contrôle comme la liberté, de susciter des conflits comme d’exprimer des attentions. Les règles de sa circulation ne se font pas de manière aveugle : la monnaie devient un outil à part entière de régulation et d’expression des relations sociales. Nous avons vu combien l’idéal de l’autonomie masculine contrastait avec celui de la dépendance féminine. Le rôle protecteur masculin a longtemps été préservé, précisément du fait de la mise à l’écart des femmes de la sphère publique, dont la sphère marchande, du fait également de l’infériorité des salaires féminins, relégués au simple rang de salaires d’appoint. Cette infériorité est objective, en témoigne la persistance des écarts entre salaires masculins et féminins ; l’argument de la dépendance féminine étant un moyen, encore aujourd’hui semble-t-il, de légitimer cette infériorité. Cette infériorité est également subjective, et c’est ici qu’interfère l’appropriation et le marquage sexué des revenus. La valeur monétaire de ces derniers est suspendue au profit d’une évaluation tout à fait subjective qui autorise le maintien des rôles de chacun.

Si la monnaie n’abolit pas les droits et les obligations, elle est tout de même susceptible de les faire évoluer. Refuser les vertus libératoires de la monnaie ne doit pas conduire pour autant à nier son impact sur les hiérarchies préexistantes. Tout dépend de la manière dont les acteurs se l’approprient et parviennent à s'organiser pour prendre part aux négociations qui se jouent autour de l'accès à la monnaie. Si les femmes sénégalaises parviennent à faire évoluer quelque peu les rapports de pouvoir en leur faveur, c’est en partie du fait de leurs capacités d'organisation collective.