Troisième partie
Les pratiques monétaires et financières : entre mode de gestion de l’incertitude et mode d’expression de l’appartenance sociale

Introduction de la troisième partie

Cette troisième partie porte sur les pratiques monétaires et financières proprement dites. Comment, au quotidien, les femmes emploient-elles la monnaie et les différents instruments monétaires ? Dans quelle mesure ont-elles recours à l’épargne et à l’endettement ? Comment ce type de pratiques s’insère-t-il dans l’ensemble des relations de dettes / créances, monétaires et non monétaires, qu’elles tissent avec leur entourage ? Comment affectent-elles et gèrent-elles les différentes sources de revenus auxquelles elles ont accès ? Quelles stratégies sécuritaires mettent-elles en oeuvre pour se prémunir contre d’éventuels aléas ?

L’idée défendue ici est relativement simple : en décomposant les pratiques, les logiques et les significations qui leur sont sous-jacentes, on montre que ces pratiques doivent être comprises à la fois comme mode de gestion de l’incertitude et comme mode d’appartenance sociale. A priori, ces deux dimensions ne sont aucunement liées à une quelconque spécificité féminine. Toutefois, dès lors qu’il y a division des tâches, alors ces deux dimensions prennent une connotation sexuée. Responsables de la gestion du budget familial, les femmes sont davantage confrontées à la gestion de l’incertitude, tandis que leurs obligations familiales accentuent la dimension sociale des pratiques.

En tant que mode de gestion de l’incertitude, les pratiques se traduisent par une multitude de procédés sécuritaires. Choix des différents instruments ou des différents supports, techniques de cloisonnements et de répartition, tactiques d’auto-incitation ou encore d’épargne forcée sont autant de moyens déployés pour stabiliser l’incertain. Face à des conduites « irrationnelles » au premier abord, prendre en compte le contexte d’incertitude offre déjà un premier éclairage.

En tant que mode d’appartenance sociale, les pratiques expriment les droits et les obligations dont les femmes se sentent investies. Pour reprendre la terminologie d’Amartya Sen, leurs pratiques monétaires et financières ne prennent une signification qu’à travers la carte à l’échange dont les femmes disposent. Pour chaque source de revenu, quelle que soit son origine, les femmes se posent la question du droit d’usage qu’elles en ont. Deux éléments apparaissent ici avec force : en premier lieu, la dimension fondamentalement subjective des droits, c’est-à-dire la manière dont chacune interprète et négocie ces droits. On retrouve ici les arguments de Sen. Ce premier élément en appelle un second : l’ambivalence des liens de solidarité financière. Qu’ils prennent la forme de prestations communautaires ou de prestations sociales, ces liens financiers ont le mérite de tisser un ultime filet de survie. Toutefois, s’ils protègent les femmes contre les aléas du quotidien, ils ont parfois tendance à les oppresser. Tout dépend des obligations que ces liens sous-tendent.

Au Sénégal, toutes les femmes sont à la fois créancières et débitrices (chapitre 6). Cet enchevêtrement de liens financiers fait office de protection sociale, mais c’est aussi le seul moyen d’exprimer son appartenance. Aucune d’entre elles ne cherche à s’extraire de ce tissu d’obligations réciproques ; ce n’est ni souhaitable, ni même envisageable. En revanche, les stratégies déployées sont disparates. Les plus aisées multiplient les créances, qui sont autant de dettes futures. Elles se créent une clientèle d’obligés pour élargir leur pouvoir social. Les plus démunies, au contraire, vivent la dette comme une épée de Damoclès dont elles cherchent en permanence à s’affranchir.

En France, les droits sociaux ont remplacé la protection communautaire, mais ces droits sont ambigus (chapitre 7). L’éternel dilemme qui hante l’État de droit depuis sa création se retrouve au coeur des vécus de l’assistance : comment concilier l’assistance avec la dignité et la responsabilité personnelle ? Si l’assistance est bel et bien un droit, participer au bien-être collectif et faire preuve d’utilité sociale et d’autonomie ne restent-ils pas le meilleur moyen de conserver son amour-propre? Cette ambiguïté laisse à chacun le soin d’interpréter sa situation ; c’est d’autant plus flou pour les femmes, tiraillées entre leurs obligations familiales et l’obligation de travailler ; leur rôle en termes d’utilité sociale est donc quelque peu embrouillé. Or selon la manière dont elles interprètent leurs droits, l’usage des prestations sociales est radicalement différent.

Au-delà de ces points communs entre les deux études de cas, on note bien sûr un certain nombre de divergences. La première émane du mode d’articulation entre l’individuel et le collectif, c’est-à-dire entre le groupe et chacun de ses membres. S’il y a nécessairement articulation entre les deux dimensions, la permanence du mode d’organisation communautaire, au Sud, affirme le primat du collectif, tandis qu’au Nord, l’avènement des États de droit affirme le primat de l’individu. Cette différence transparaît de manière très nette au niveau du vécu de chacune des femmes. Elle se manifeste avec force au niveau des pratiques monétaires et financières, puisque celles-ci sont au coeur de l’articulation entre l’individuel et le collectif.