Elles sont vendeuses de beignets, d’arachides grillées, de piments, de poissons et de quelques tomates, de légumes et de calebasses, de tissus et de produits cosmétiques, de noix de kola, de plats préparés, de jus de fruits ou de lait caillé. Les « mieux assises » disposent d’une cantine (un stand) sur une place de marché, mais la plupart sont installées au coin d’une rue, sur une table bancale ou simplement avec un plateau posé à même le sol et d’autres se déplacent de quartier en quartier, au gré de la concurrence et de la demande. Elles sont aussi teinturières, couturières, tenancières de gargotes ou de calèche, vendeuses de glace. Certaines s’en vont chercher des tissus et de la noix de kola au Mali, de l’huile de palme et du poisson en Camasance, des céréales dans la région de Kaolack ou en Gambie. D’autres s’en vont même jusqu’en Europe, à la Mecque ou à Las Palmas. Pour la plupart toutefois, l’horizon des opérations se limite au marché local.
Sur la côte, elles sont spécialisées dans l’achat et la revente de poisson, qu’elles ont parfois salé et séché. Les plus fortunées possèdent une « part » dans une pirogue, assurées ainsi d’un approvisionnement régulier et de qualité, mais la plupart se contentent de guetter les arrivages dans l’espoir d’être les premières servies et sont condamnées à marchander âprement et chaque jour avec des mareyeurs souvent intraitables. En milieu rural, elles ramassent du bois, du persil, du bissap, du bouye, du pain de singe, du sexan ou du quinqueliba ; elles cultivent des céréales, de l’arachide et des légumes ; elles élèvent des poulets, des chèvres, parfois des porcs ; elles pressent l’arachide pour en faire de l’huile, elles pilent le mil pour en faire du couscous, elles font macérer le bissap, écrasent le bouye et le pain de singe pour en faire des boissons sucrées. Une partie de cette production est destinée à la consommation familiale, le surplus sera vendu sur les places de marché. Les plus chanceuses iront jusqu’à Dakar, seul moyen de trouver une clientèle fortunée capable d’acheter jus de fruits et autres biens dits de luxe, mais le plus grand nombre se contente du marché voisin. Le jour venu, ce sont donc des files interminables de femmes, un panier en équilibre sur le sommet du crâne, qui s’en vont vendre quelques produits ; l’objectif est de vider le panier, d’en tirer quelques billets et de ne pas tout « gaspiller » le jour même afin de réinvestir dans autre chose.
Quelle que soit l’activité exercée, quel que soit le capital dont elles disposent, on note une préoccupation permanente, récurrente, voire obsessionnelle : « l’argent manque ». Si les femmes sont tant « fatiguées », comme elles disent elles-mêmes, c’est parce que leur quotidien est rythmé par une quête incessante et persistante de liquidité. Pourquoi une telle obsession ? D’abord, il faut bien manger et se soigner, puisque les hommes « ne font plus rien ». Ensuite, il faut « soigner la honte » ou encore, « être respectable ». Cela signifie tout autant honorer ses dettes - vivre sans dettes n’est pas pensable, en revanche ne pas les rembourser l’est encore moins -, que respecter ses obligations : obligations à l’égard de ses enfants, à qui il faut assurer un avenir, obligations à l’égard de son époux, dont il faut assurer la renommée, obligations à l’égard de la famille et des ancêtres, dont il faut maintenir le rang et la mémoire, obligations à l’égard de l’au-delà, du prophète et de celui qui le représente, le marabout, à qui il faut prouver sa fidélité, obligations enfin à l’égard de ses pairs, tant celles de la classe d’âge (moroom), que celles de statut social de même rang (nwale). Toutes ces obligations suscitent une infinité de « besoins » qu’il faut sans cesse satisfaire, et dont la plupart sont incompressibles. Une seule solution est possible : faire preuve de prévoyance (fegg, « mettre de côté) et « faire des moyens » (def ay moyens), se « bouger » (dangay dem puur yengatuji, littéralement, « tu vas aller pour te bouger »).
En même temps, nous l’avons vu précédemment, les femmes manifestent une volonté de stabiliser une activité menée jusque-là de manière ponctuelle, uniquement « pour régler des problèmes ». C’est dans ce contexte de survie d’ordre tant matérielle que morale, de tension permanente entre les aspirations personnelles et le poids du collectif, qu’il faut comprendre les trajectoires entrepreneuriales des femmes. Les pratiques monétaires et financières en sont au coeur, puisqu’elles obéissent tout autant au contexte de très forte incertitude, au respect des obligations communautaires et à la volonté de se démarquer de ces mêmes obligations communautaires. Si les femmes parviennent à stabiliser leur activité, c’est précisément parce qu’elles imaginent de nouvelles formes de pratiques financières collectives (section 1).
Multiplier les liens financiers est essentiel : c’est à la fois un moyen de stabiliser l’incertain et d’affirmer son appartenance sociale. Toutefois, au sein de cet enchevêtrement de réseaux, les positions des unes et des autres sont très hétérogènes, et cette hétérogénéité est à mettre en relation avec la carte à l’échange des femmes et avec l’ambivalence des liens financiers (section 2)284.
Ce chapitre s’appuie sur les mêmes données empiriques que le chapitre précédent.