Section 1. Trajectoires entrepreneuriales et pratiques monétaires et financières

Interroger les femmes sur le montant de leurs revenus n’est guère concluant. La notion de « revenu » n’a guère de sens ; indépendamment de toute volonté de discrétion, les recettes fluctuent au gré de l’état du marché, de la demande ou encore de leurs propres besoins. Le seul moyen de les apprécier consiste à s’armer de patience et à reconstituer les comptes d’exploitation : lister avec la commerçante sur son étal les biens dont elle dispose et reconstituer ainsi son fonds de roulement, évaluer la vitesse de rotation du fonds de roulement, comparer prix d’achats et prix de vente et en déduire un taux de rentabilité, pour enfin évaluer un revenu.

Montants des fonds de roulements, vitesse de rotation de ces fonds et taux de rentabilité : consciencieusement, jour après jour (l’enquête a duré près de cinq mois), nous nous sommes employés à collecter ces données, obtenant des éléments complets pour quatre-vingt-sept d’entre elles sur la centaine de femmes rencontrées. Les données recueillies ont le mérite d’offrir quelques repères, de donner un ordre de grandeur des activités menées, de fournir une estimation, aussi approximative soit-elle, des revenus mensuels. Mais si l’on souhaite saisir réellement le vécu quotidien des femmes, l’essentiel est toutefois ailleurs. Dans un contexte caractérisé à la fois par une très forte préférence pour le présent et par des obligations communautaires incompressibles, ce sont d’autres critères qu’il faut prendre en compte. On est amené à revoir les critères de gestion et à souligner le rôle décisif des pratiques financières, dont la plupart sont rattachées à la sphère dite informelle (§1). Les premières recherches relatives à la finance informelle ont été initiées dans les années soixante-dix par le Bureau international du travail lors du lancement du programme mondial de l’emploi [Lelart, 1995] ; il faut cependant attendre quelques années pour que les économistes daignent s’y intéresser. Longtemps condamnées pour leur prétendue inefficacité (taux usuriers, exploitation des plus pauvres, usage improductif car essentiellement social, etc.), les pratiques financières informelles n’ont suscité un réel intérêt académique qu’à partir des années quatre-vingt, à l’heure où les systèmes financiers formels faisaient définitivement preuve de leur inefficacité [Adams et Fitchett (eds), 1994 ; Servet (ed), 1995]285. Depuis les travaux se sont multipliés, insistant sur leur souplesse, leur capacité à s’appuyer sur la réciprocité et la confiance pour gérer l’incertitude et le risque [Adams et Fitchett (eds), 1994 ; Kessler et Ullmo (eds), 1985 ; Lelart, 1990a, 1990b], leur force d’innovation et leur autonomie par rapport à l’État et aux bailleurs de fonds [Gentil et Fournier, 1993]. Ces travaux ont conduit également à rejeter définitivement les hypothèses dites de la répression financière et du dualisme financier, selon lesquelles les populations du Sud ne s’adonneraient à la finance informelle qu’à défaut de pouvoir accéder à la finance formelle [Servet (ed), 1995].

Nos propres observations confirment largement ces différents résultats et nous nous proposons de poursuivre l’analyse en insistant, d’une part sur le mode de gestion qui en résulte, fondé sur des cloisonnements et sur des engagements, et d’autre part sur la dimension dynamique des pratiques, puisque la tontine traditionnelle féminine a tendance à se transformer pour permettre aux femmes de stabiliser leur activité (§2).

Notes
285.

Notons que l’un des premiers ouvrages francophones à reconnaître l’importance et les avantages de la finance informelle est publié en 1985, actes d’un colloque organisé par la Caisse des Dépôts et Consignations, le Centre National des Caisses d’Épargne et de Prévoyance et la Swedish Bank Association [Kessler et Ullmo (eds), 1984].