La forte préférence pour le présent justifie tout autant l’importance accordée au délai de récupération des fonds que la persistance du crédit usurier.
Les prix varient en fonction des besoins du moment et de l’état d’avancée des ventes. Lorsque la journée se termine et que les clients se font rares, la priorité consiste à vendre à tout prix et les femmes n’hésitent pas à vendre à perte. On est loin de l’analyse financière standard, laquelle suppose qu’un investisseur accepte de se dessaisir de ses avoirs à condition que la contrepartie obtenue compense le risque ainsi pris. Que constate-t-on ici ? Il y a urgence, ce qui exclut tout bonnement un quelconque arbitrage entre risque et rentabilité. Acculée à un « besoin » incompressible et immédiat, quelle que soit son origine, toute personne parfaitement rationnelle acceptera de se dessaisir de ses avoirs, à condition que la contrepartie lui garantisse la couverture de ses besoins quotidiens.
Dès lors, les notions de capital et de résultat n’ont plus la même signification ; lorsque l’horizon temporel se rapproche de l’immédiat, le capital n’est pas un stock mais un apport de liquidité [Bloy et Dupuy, 1990]. Selon la théorie standard du coût du capital, la contrainte d’exploitation qui pèse sur l’entrepreneur est de dégager une rentabilité supérieure au coût des fonds. Pour l’entrepreneur africain - homme ou femme -, compte tenu du prix accordé au présent et à la liquidité, le coût des fonds s’apparente à une ponction sur sa trésorerie quotidienne :
‘« l’entreprise ne sera jugée performante que dans la mesure où elle dégage, au jour le jour, des flux de liquidité lui permettant de faire face aux prélèvements des bailleurs et de reconstituer l’avance initiale. Le critère implicite de performance est ainsi le délai de récupération des fonds » [Bloy et Dupuy, 1990, p. 69, c’est nous qui soulignons]. ’Dans le langage des femmes, vendre bien consiste à vendre vite. Même si cela n’est pas grand chose, mieux vaut rapporter quelque chose et racheter encore, disent-elles. Rien de pire pour une vendeuse que de revenir du marché sans avoir tout vendu. En d’autres mots, l’horizon se contracte tandis que le taux d’actualisation atteint des sommets vertigineux286.
Dans la même optique, le coût des prêts est rarement lié au temps : lorsqu’elles décrivent leurs pratiques, les femmes parlent bien de taux d’intérêt, mais celui-ci désigne en fait une somme fixe quelle que soit la durée. Que l’échéance soit hebdomadaire, mensuelle ou trimestrielle, il est par exemple fréquent de rembourser 1000 F pour 10 000 F. Nos propres observations sont confirmées à une plus large échelle par les enquêtes menées par la cellule ATOMBS (assistance technique aux opérateurs bancaires et mutualistes au Sénégal) auprès d’environ 450 Sénégalais, hommes et femmes. À la question du prix qu’ils accepteraient de payer pour obtenir un prêt, on observe que le temps n’intervient guère : en moyenne, les personnes se déclarent prêtes à payer 11,6% du montant du prêt pour un prêt hebdomadaire, 12% pour un prêt mensuel, 17% pour un prêt d’une durée indéterminée [ATOMBS, 1991, pp. 42-43].
Cette préférence pour le présent n’est pas réservée aux milieux modestes. Des enquêtes menées auprès d’étudiants de l’université de Dakar et de cadres des secteurs public et privé montrent qu’ils accordent à leurs revenus futurs un taux d’actualisation compris entre 100 et 250% [Baumann, 1998a, p. 38].