C. Dettes, créances et vitesse de circulation des flux monétaires

À la question des revenus, une femme nous a répondu une fois, ‘« de l’argent, oui, on en voit beaucoup, mais il ne reste jamais là »’. ‘« Sitôt arrivé, il repart »’, nous répondait une autre. Les femmes plaisantent beaucoup sur cet argent qui passe sans jamais s’arrêter. L’expression est plus qu’anecdotique, elle illustre parfaitement la dynamique de circulation des flux monétaires. Si disposer de liquidité est le meilleur moyen de s’assurer une certaine maîtrise de l’avenir, thésauriser n’est qu’exceptionnel. C’est autant une question de sécurité, de « besoins », qu’un moyen de se prémunir contre les sollicitations de l’entourage tout en « plaçant » soit-même ses propres fonds. Sitôt perçu, tout flux monétaire est soit dépensé, soit réinjecté dans le circuit communautaire comme un « placement » - les femmes emploient ce terme -, susceptible d’être récupéré à tout moment en cas de « besoin pressant » ou de « problème ».

Les propos suivants, tenus par une femme de la banlieue de Dakar, résument bien la situation :

‘« Maintenant, tu as tant soit peu à vendre, tu le vends. Les sous que tu en tires, par exemple, aujourd’hui tu prends 100 F, tu achètes avec des marchandises à vendre, tu les vends, tu en tires 25 F ; si tu vois quelque chose comme les tontines, là, tu prends ces 25 F et tu les y verses là pour que demain, si ton besoin se présente, tu puisses aller là-bas, et dire que moi, vraiment, j’ai un problème, mes 25 F que j’avais fait entrer ici, c’est à cause de ce besoin que je l’ai fait »292.’

Lorsqu’elles décrivent leurs pratiques, les femmes emploient l’expression « sab bukki, sulli bushidô » (prendre une hyène, enterrer une hyène) ou « sab-sul » (creuser, enterrer), pratique qui consiste à s'endetter quelque part pour régler une dette. Elles parlent également de « tiroirs » : toutes les personnes ou groupes de personnes à qui elles prêtent des fonds ou rendent un service représentent un « tiroir » dans lequel elles peuvent à tout moment puiser [Ndione, 1992]. On assiste ainsi à une circulation ininterrompue de billets (entre 50 et 1000 F CFA), de biens (deux kilos de riz, un litre d’huile, quelques morceaux de savons), et de menus services (se faire remplacer sur un marché, se faire coiffer, se faire tresser, etc.). Toutes ces créances sont autant de formes d’épargne, une épargne quelque peu spécifique qui consiste finalement à « se faire rembourser une dette » [Servet, 1990].

Comme le suggère Olivier Favereau [1995], la liquidité, au sens d’un lien précieux entre le présent et l’avenir tel que le définissait Keynes, prend alors d’autres formes. Si la détention de monnaie en est la forme marchande,

‘« on doit pouvoir relire l’entretien d’un réseau de relations (dans la mesure où il permet à chaque membre du groupe de bénéficier d’une garantie de solidarité collective, en cas de besoin) comme la forme domestique de la liquidité. Ainsi, la solidarité de groupe remplirait dans une économie en développement la même fonction que la monnaie dans l’économie keynesienne : elle organise la liquidité, à partir d’une détention de ressources, non plus individuelle mais collective » [Favereau, 1995, p. 186]. ’

Ce qui importe avant toute chose, c’est donc la vitesse de circulation des flux monétaires. ‘« L’argent immobile ne sert à rien »’ disent les femmes. Serge Latouche, lorsqu’il décrit le quotidien des femmes de Grand-Yoff, un quartier de la banlieue de Dakar, parle de « monnaie brûlante » [Latouche, 1996, p. 22]. Par conséquent, à tout moment, chacun est inséré dans un gigantesque entrelacs de dettes et de créances qui sont autant de garanties sur l’avenir, autant l’avenir personnel que celui de l’activité commerciale.

Lorsque l’on cherche à comprendre les trajectoires entrepreneuriales, le montant des créances et de dettes devient donc un critère essentiel et le compte de bilan classique est quelque peu bouleversé. L’actif immobilisé, lorsqu’il existe, se résume à de l’investissement en capital fixe, mais la plupart des femmes n’en possèdent pas (70% sur notre échantillon). De plus, si l’on décompose l’actif circulant, le montant des créances, même s’il est vain de l’évaluer et que ses frontières sont éminemment mouvantes, occupe souvent une part beaucoup plus importante que les stocks et la trésorerie. On fait le même constat concernant l’importance des dettes au sein du passif.

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Figure 8. Reconstitution d’un compte de bilan

Ainsi un solde disponible, à l’instant T, peut être faible, voire nul, mais masquer de multiples créances. Inversement un solde disponible élevé peut masquer une infinité de dettes. Ces dettes et ces créances concernent les fournisseurs et les clients, mais aussi l’ensemble de l’entourage communautaire puisque aucune distinction n’est faite. Un jour, alors que nous admirions l’étalage copieusement garni d’une commerçante du marché de Rufisque, celle-ci nous rétorqua qu’il n’y avait rien à admirer : les deux tiers des marchandises ne lui appartenaient pas car elle s’était lourdement endettée pour les obtenir, son fils était malade, elle avait trois cérémonies à financer et donc elle avait bien « des difficultés à travailler ».

Notes
292.

Propos recueillis et cités par M.-H. Mottin Sylla [1987, p. 4].